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Eva Illouz : L’état d’Israël contre le peuple juif

samedi 15-septembre-2018

Israël s’aligne sur un régime nationaliste voire antisémite un régime après l’autre. Où cela mène-t-il la communauté juive mondiale?
Un tremblement de terre secoue discrètement le monde juif.
Au 18ème siècle les juifs ont commencé à jouer un rôle décisif dans la promotion de l’universalisme car l’universalisme leur a promis le rachat de leur soumission politique. Grâce à l’universalisme les Juifs pouvaient en principe être libres et égaux à ceux qui les avaient dominés. C’est pourquoi dans les siècles qui ont suivi les Juifs ont participé à un nombre disproportionné de causes communistes et socialistes. C’est aussi pour cette raison que les Juifs étaient des citoyens modèles de pays tels que la France ou les États-Unis avec des constitutions universalistes.
L’histoire des Juifs en tant que promoteurs des valeurs des Lumières et des valeurs universalistes touche à sa fin. Nous sommes les témoins stupéfaits des nouvelles alliances entre Israël les factions orthodoxes du judaïsme dans le monde entier et le nouveau populisme mondial dans lequel l’ethnocentrisme et même le racisme occupent une place indéniable.
Lorsque le Premier ministre Netanyahu a choisi de s’aligner politiquement avec Donald Trump avant et après l’élection présidentielle américaine de 2016 certaines personnes pourraient encore lui donner le bénéfice du doute. Certes Trump s’était entouré de gens comme Steve Bannon l’ancien directeur de Breitbart News qui était très sensible au racisme et à l’antisémitisme mais personne n’était certain de la direction que prendrait la nouvelle présidence. Même si Trump refusait de condamner les éléments antisémites de sa base électorale ou du Ku Klux Klan qui l’avait soutenu avec enthousiasme et même si cela lui prenait beaucoup de temps pour se dissocier de David Duke nous n’étions pas encore certains de la présence d’antisémitisme dans le discours et les stratégies de Trump (d’autant plus que sa fille Ivanka était convertie au judaïsme).
Mais les événements de Charlottesville en août 2017 ne permettaient plus de douter. Les manifestants néo-nazis ont commis des actes de violence contre des contre-manifestants pacifiques tuant une femme en fonçant dans une foule avec une voiture (acte rappelant la technique des attentats terroristes en Europe). Trump a réagi aux événements en condamnant à la fois les néo-nazis et les suprémacistes blancs et leurs opposants. Le monde a été choqué par sa confusion entre les deux groupes mais Jérusalem n’a pas objecté. Encore une fois l’observateur indulgent (ou cynique) aurait pu interpréter ce silence comme l’obéissance réticente d’un vassal envers son suzerain (de tous les pays du monde Israël reçoit le plus d’aide militaire des États-Unis). On était en droit de penser qu’Israël n’avait pas d’autre choix que de collaborer malgré les signes extérieurs de l’antisémitisme du dirigeant américain.
Cette interprétation n’est toutefois plus tenable. Avant et après Charlottesville Netanyahu a courtisé d’autres dirigeants qui ne sont pas touchés par l’antisémitisme ou qui lui sont carrément sympathiques et sur lesquels Israël n’est pas dépendant économiquement. Ses concessions vont jusqu’à participer à une forme partielle de négationnisme.
Prenons le cas de la Hongrie. Sous le gouvernement de Viktor Orban le pays montre des signes troublants de légitimation de l’antisémitisme. En 2015 par exemple le gouvernement hongrois a annoncé son intention d’ériger une statue pour commémorer Balint Homan un ministre de la période de l’Holocauste qui a joué un rôle décisif dans l’assassinat ou l’expulsion de près de 600 000 Juifs hongrois. Loin d’être un incident isolé quelques mois plus tard en 2016 une autre statue a été érigée en hommage à Gyorgy Donáth l’un des architectes de la législation anti-juive pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n’était donc pas surprenant d’entendre Orban employer des paroles antisémites lors de sa campagne de réélection en 2017 notamment contre Georges Soros milliardaire-philanthrope juif hongro-américain qui soutient les causes libérales notamment celle des frontières ouvertes et de l’immigration. En réanimant le cliché antisémite sur le pouvoir des Juifs Orban a accusé Soros d’avoir l’intention de saper la Hongrie.
Qui Netanyahu a-t-il choisi de soutenir? Pas la communauté juive hongroise inquiète qui a protesté amèrement contre la rhétorique antisémite du gouvernement Orban; il n’a pas non plus choisi de soutenir le Juif libéral Soros qui défend des causes humanitaires. Au lieu de cela le Premier ministre a créé de nouvelles lignes de faille préférant les alliés politiques aux membres de la tribu. Il a soutenu Orban la même personne qui ressuscite le souvenir d’antisémites sombres. Lorsque l’ambassadeur israélien à Budapest a protesté contre l’érection de la statue tristement célèbre il a été publiquement contredit par Netanyahu.
À ma connaissance le gouvernement israélien n’a jamais officiellement protesté contre les tendances et les affinités antisémites d’Orban. En fait quand l’ambassadeur israélien à Budapest a essayé de le faire il a été calmé par Jérusalem. Peu de temps avant les élections hongroises Netanyahu a pris la peine de se rendre en Hongrie donnant ainsi un « certificat casher » à Orban et l’exonérant de l’opprobre attaché à l’antisémitisme et à l’approbation des personnalités actives dans la Shoah. Lorsque Netanyahu s’est rendu à Budapest la Fédération des communautés juives lui a offert une réception glacée tandis qu’Orban lui a réservé un accueil chaleureux. Pour renforcer leur amitié touchante Netanyahu a invité Orban à se rendre en Israël en juillet dernier le recevant d’une manière habituellement réservée aux alliés nationaux les plus dévoués.
La relation avec la Pologne est tout aussi surprenante. Pour rappel la Pologne est gouvernée par le parti nationaliste Droit et justice qui a une politique intransigeante contre les réfugiés et semble vouloir éliminer l’indépendance des tribunaux à travers une série de réformes qui permettraient au gouvernement de contrôler le pouvoir judiciaire. En 2016 le gouvernement dirigé par Droit et justice a éliminé l’organisme officiel chargé de traiter les problèmes de discrimination raciale de xénophobie et d’intolérance arguant que l’organisation était devenue «inutile».
Encouragés par cette déclaration et par d’autres déclarations et politiques gouvernementales les signes de nationalisme se sont multipliés au sein de la société polonaise. En février 2018 le président Andrzej Duda a déclaré qu’il signerait une loi interdisant d’accuser la nation polonaise d’avoir collaboré avec les nazis. Accuser la Pologne de collusion dans l’Holocauste et d’autres atrocités nazies serait désormais passible de poursuites. Israël a d’abord protesté contre la législation proposée mais en juin Benjamin Netanyahu et le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki ont signé un accord exonérant la Pologne de tous les crimes contre les Juifs pendant l’occupation allemande. Israël a également adhéré à la décision de la Pologne d’interdire l’expression «camp de concentration polonais». De plus Netanyahu a même signé une déclaration stipulant que l’antisémitisme est identique à l’antipolonisme et que seule une poignée de tristes Polonais étaient responsables de la persécution des Juifs – pas la nation dans son ensemble.
À l’instar de la droite américaine hongroise et polonaise Israël veut restaurer la fierté nationale non entachée par les critiques «auto-haineuses». Comme les Polonais Israël mène depuis deux décennies une guerre contre le récit officiel de la nation tentant de faire disparaître des manuels scolaires des faits incommodes (comme le fait que les Arabes ont été activement chassés d’Israël en 1948). Afin d’annuler les critiques le ministère de la Culture d’Israël prévoit désormais un financement des institutions créatives sur la loyauté envers l’Etat. Comme en Hongrie le gouvernement israélien persécute des ONG comme Breaking the Silence un groupe dont le seul péché a été de donner aux soldats un forum pour dénoncer leurs expériences dans l’armée et s’opposer à la violence des colons contre les Palestiniens ou à l’expropriation des terres en violation du droit international. Expurger les critiques de la vie publique (tel qu’exprimé en interdisant l’entrée dans le pays des partisans du BDS en refusant le financement des compagnies de théâtre ou des films critiques envers Israël etc.) est une expression du pouvoir d’État direct.
En ce qui concerne les réfugiés Israël comme la Hongrie et la Pologne refuse de se conformer au droit international. Depuis près d’une décennie Israël n’a pas respecté les conventions internationales sur les droits des réfugiés même s’il est signataire de ces conventions : l’État a détenu des réfugiés dans des camps et les a emprisonnés et déportés. Comme la Pologne Israël tente de supprimer l’indépendance de son système judiciaire. Israël se sent à l’aise avec l’extrême droite antidémocratique des États européens tout comme on se sent à l’aise avec un membre de la famille qui rote et b perdant tout sens de l’auto-contrôle ou des manières à table.
Plus généralement ces pays partagent aujourd’hui un noyau politique commun très profond: la peur des étrangers aux frontières (il faut cependant préciser que les peurs des Israéliens sont moins imaginaires que celles des Hongrois ou des Polonais); des références à la fierté nationale non entachée par un passé douteux faisant des critiques des traîtres à la nation; l’interdiction des organisations de défense des droits de l’homme et la contestation les normes mondiales fondées sur des principes moraux. Le triumvirat Netanyahu-Trump-Poutine a une vision et une stratégie bien définies: créer un bloc politique qui saperait l’ordre international libéral actuel et ses principaux acteurs.
Dans un article récent sur Trump pour Project Syndicate le spécialiste juridique Mark S. Weiner a suggéré que la vision politique et la pratique de Trump suivaient (quoique sans le savoir) les préceptes de Carl Schmitt le juriste allemand qui a rejoint le parti nazi en 1933.
«À la place de la normativité et de l’universalisme Schmitt propose une théorie de l’identité politique fondée sur un principe que Trump apprécie sans doute profondément dans sa carrière pré-politique : la terre» a écrit Weiner. « Pour Schmitt une communauté politique se forme lorsqu’un groupe de personnes reconnaît qu’elles partagent un trait culturel distinct qui selon elles mérite d’être défendu de leur vie. Cette base culturelle de la souveraineté est en fin de compte ancrée dans la géographie distinctive… qu’un peuple habite. En jeu il y a des positions opposées sur la relation entre identité nationale et droit. Selon Schmitt le nomos de la communauté [le mot grec pour «loi»] ou le sens d’elle-même qui découle de sa géographie est la condition philosophique de sa loi. Pour les libéraux en revanche la nation se définit d’abord et avant tout par ses engagements juridiques. »
Netanyahu et ses semblables souscrivent à cette vision schmittienne du politique subordonnant les engagements juridiques à la géographie et à la race. La terre et la race sont les motifs secrets et manifestes de la politique de Netanyahu. Lui et sa coalition ont par exemple mené une politique d’annexion lente en Cisjordanie soit dans l’espoir d’expulser ou de soumettre les 25 millions de Palestiniens qui y vivent soit de les contrôler.
Ils ont également radicalisé la judéité du pays avec la loi très controversée de l’État-nation. Jouer avec les dirigeants antisémites peut sembler contredire la loi de l’État-nation mais elle est motivée par la même logique d’état et de logique schmittienne selon laquelle l’État ne se considère plus comme un représentant de tous ses citoyens mais vise à étendre son territoire à augmenter son pouvoir en désignant des ennemis à définir qui appartient ou pas à restreindre la définition de la citoyenneté à durcir les limites du corps collectif et à saper l’ordre libéral international. La ligne qui relie Orban à la loi sur la nationalité est l’expansion pure et simple du pouvoir de l’État.
Courtiser Orban ou Morawiecki signifie avoir des alliés au sein du Conseil et de la Commission européenne ce qui aiderait Israël à bloquer les votes indésirables à affaiblir les stratégies internationales palestiniennes et à créer un bloc politique qui pourrait imposer un nouvel ordre international. Netanyahu et ses amis ont une stratégie et tentent de remodeler l’ordre international pour atteindre leurs propres objectifs nationaux. Ils comptent sur la victoire finale des forces réactionnaires pour avoir la liberté de faire ce qu’ils veulent à l’intérieur de l’État.
Mais ce qui est le plus surprenant c’est que pour promouvoir ses politiques illibérales Netanyahu est prêt à snober et à rejeter la plus grande partie du peuple juif ses rabbins et intellectuels les plus reconnus et le grand nombre de Juifs qui ont soutenu par de l’argent ou l’action politique l’Etat d’Israël. Cela suggère un changement clair et indéniable d’une politique basée sur le peuple à une politique basée sur la terre.
Pour la majorité des Juifs à l’extérieur d’Israël les droits de l’homme et la lutte contre l’antisémitisme sont des valeurs fondamentales. Le soutien enthousiaste de Netanyahu aux dirigeants autoritaires et antisémites est l’expression d’un changement profond dans l’identité de l’État en tant que représentant du peuple juif dans un État qui vise à promouvoir sa propre expansion en saisissant des terres en violant le droit international exclusion et discrimination. Ce n’est pas le fascisme en soi mais certainement l’une de ses caractéristiques les plus distinctives.
Cet état de fait est inquiétant mais il est également probable que deux évolutions intéressantes et même positives se produisent. La première est que de la même manière qu’Israël s’est libéré de son «complexe juif» – abandonnant son rôle de chef et de centre du peuple juif dans son ensemble – beaucoup ou la plupart des Juifs vont maintenant se libérer de leur complexe israélien comprenant finalement que les valeurs d’Israël et les leurs sont profondément en conflit. Le 13 août 2018 le président du Congrès juif mondial Ron Lauder cité dans le New York Times était sur le point de désavouer Israël en est un puissant témoignage. Lauder était très clair : la perte du statut moral d’Israël signifie qu’il ne pourra pas exiger la loyauté inconditionnelle de la communauté juive mondiale. Ce qui était vécu dans le passé par de nombreux Juifs comme un conflit intérieur se résorbe lentement : beaucoup ou la plupart des membres des communautés juives accorderont leur préférence à leur engagement envers les constitutions de leurs pays c’est-à-dire aux droits humains universels.
Israël a déjà cessé d’être le centre de gravité du monde juif et à ce titre il ne pourra compter que sur le soutien d’une poignée de milliardaires et des ultra-orthodoxes. Cela signifie que dans un avenir prévisible l’effet de levier d’Israël sur la politique américaine sera considérablement affaibli.
Le trumpisme est une phase transitoire de la politique américaine. Les Latinos et les démocrates de gauche seront de plus en plus impliqués dans la politique du pays et comme ils le font ces politiciens auront de plus en plus de difficultés à justifier le soutien américain continu aux politiques israéliennes odieuses aux démocraties libérales. Contrairement au passé cependant les Juifs ne les forceront plus à regarder ailleurs.
Le deuxième développement intéressant concerne l’Europe. L’Union européenne ne sait plus quelle était sa mission. Mais les Netanyahus les Trump les Orbans et Morawieckis aideront l’Europe à réinventer sa vocation : le bloc social-démocrate de l’UE aura pour mission de s’opposer à l’antisémitisme et à toutes les formes de racisme des valeurs pour lesquelles nous Juifs et non-Juifs sionistes et antisionistes avons tant lutté. Israël hélas n’est plus parmi ceux qui combattent ce combat.
Une version plus courte de cet article a paru dans le Monde.
Eva Illouz

Traduction : CSPRN

Source : Haaretz

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