Mon 8-July-2024

Juste une heure à Qalandiya

mardi 14-novembre-2017

« إِنَّ اللّهَ مَعَ الصَّابِرِينَ »
« Dieu est avec les endurants »
Coran 2 153

Grâce au passeport bordeaux et malgré ma tête d’Arabe je vais sans doute passer sans être inquiété. Il y a du monde aujourd’hui. La file s’étend par-delà l’entrée du corridor métallique longée dehors par les gamins sautillants qui vendent des ballons des CD des versets illustrés…
Le check-point de Qalandiya est un complexe énorme en ferraille et béton bordé de part et d’autre par le Mur de séparation vers lequel convergent par rangées les corps et les voitures qui vont à la ville sainte. Autour de lieux comme celui-ci le flou du fil d’actu a façonné quelques images d’Épinal : on s’imagine qu’un portique un sniper et deux soldats méchants font un check-point comme une flaque d’eau dans le désert et un palmier dessinent une oasis… Et en un sens même s’il s’agit à Qalandiya d’une installation si vaste qu’elle barre l’horizon cette idée un peu décalée comporte sa part de vérité. Elle correspond étrangement à plusieurs aspects de l’ambiance et du sentiment profond qui s’attachent à cet endroit : l’abstraction l’absurdité combinée à une froide gestion technique l’appartenance au nulle part et l’incarnation concrète en un dispositif simple et schématique du désert qui recouvre notre époque – ici comme ailleurs mais ici plus vite qu’ailleurs et plus férocement.
Théoriquement il faut que je sois à Jérusalem en début d’après-midi. Ça paraît compromis voilà à peu près une heure qu’on n’avance plus… Il paraît que le tourniquet est bloqué qu’il n’y a plus personne derrière la vitre. Ça doit être la pause-déjeuner des soldats faut les attendre…
La matinée s’exténue. Du cagnard la cage ne filtre qu’une lumière fade. Des rayons maigres arrosent les têtes les chemises les voiles les soupirs… On prie pour que reprenne le bip sinistre du portique. Une tension s’installe les corps entassés dans le ventre du serpent d’acier s’agitent…
C’est en l’observant sous ses formes les plus silencieuses les plus banales les plus softs les plus quotidiennes que l’on voit combien l’oppression qui s’exerce sur les Palestiniens et que maintiennent et prolongent dans une illégalité flagrante l’indifférence internationale et les négociations dilatoires ne se limite pas à des mesures d’interdiction de limitation de contrôle de répression. À travers des lieux comme celui-ci l’occupation ne se contente pas de faire barrage d’interdire ou d’empêcher les passages. C’est elle qui trace les chemins qui définit les seules routes permises donc les seules possibles donc au bout d’un moment les seules routes concevables… C’est elle qui configure et distribue l’espace et donc aussi le temps par les contrôles les arrêts et les descentes obligatoires ou par les longs détours à cause du Mur et des barrages innombrables. La plupart de ceux qui attendent ici avec moi doivent passer le check-point tous les jours pour aller travailler pour faire des courses ou pour rendre visite à de la famille… Avec les indispensables autorisations de déplacement que l’administration israélienne décide de délivrer ou de refuser à chaque Palestinien selon sa profession sa provenance son histoire celle de sa famille et des centaines d’autres critères le pouvoir occupant ne se donne même plus comme ce qui interdit la circulation de certains mais comme ce qui contrôle et permet la circulation de tous – et on parle de distances qui sont celles d’un petit département français…
Si tout cela fait l’objet en France d’une ignorance ou d’un déni soigneusement entretenus ce n’est que trop évident pour moi depuis les premiers jours en Cisjordanie. D’ailleurs je devrais peut-être arrêter de ruminer de me répéter l’aspect théorique surtout alors que je vis le truc en direct… C’est bien mon vice ça la pensée qui ressasse tourne en rond se rediffuse l’argumentaire… Quel intérêt ? Il reste juste la rage à la fin l’impuissance l’amertume et au bout la résignation qui guette… Mieux vaut regarder autour de soi être attentif aux détails aux gens à la structure du bâtiment… C’est vrai qu’elle est pas mal en fait l’image du portique et des soldats dans le désert… Maintenant que j’ai bien eu le temps de le re-regarder de loin par-dessus les têtes qui s’impatientent je me dis que vraiment il y a quelque chose de cet ordre-là – l’abstraction tout ça… C’est tout con un portique mais ça pose un décor…
Sur le point d’ouvrir mon sac pour attraper le calepin je renonce. L’écrasante simplicité des choses me décourage. Une part de flemme aussi peut-être mais c’est surtout l’effarante netteté de ce qui est là qui dissuade du commentaire des notes des descriptions. Les premiers jours en Palestine ce qui domine c’est le regard observateur une sorte d’enthousiasme qui s’applique à comprendre à critiquer à faire les liens… Si scandaleuse si sournoise si épouvantable qu’apparaisse la situation elle a toujours pour l’intellectuel extérieur le militant l’écrivain le cinéaste quelque chose d’intéressant. Et après ? Comme si tout ça n’était pas désespérément clair. On perçoit vite le caractère anodin routinier machinal de ce qui est présenté d’habitude comme intolérable tragique hystérique événementiel… En Terre sainte aussi le plus inquiétant c’est lorsque tout fonctionne. Bien malgré soi et quelque soit la sincérité et la vérité de son engagement on finit par collaborer comme tout le monde à l’immonde normalité usurpée par mettre cette distance si courante avec les « causes » prises comme objet. Et lorsque s’estompe ce halo de froide considération lorsqu’il laisse surgir la situation nue dans sa lourdeur et son arbitraire qu’elle apparaît un instant dépouillée des chiffres des dates de l’histoire des slogans des noms qui sont encore des palliatifs et des consolations alors c’est un profond découragement la colère sourde et un atroce sentiment de mensonge et d’impuissance… On est dégoûté de tout alors de prendre des notes de réfléchir d’être Arabe d’être Français… De faire partie de la cohorte des internationaux « concernés » des humanitaires des anthropologues des artistes des espions des O.N.G. des charognes des mercenaires en tout genre tous affairés pressés de faire l’inventaire minutieux du désastre qui n’en finit plus… À tout instant sur le qui-vive prêts à dégainer téléphone stylo caméra appareil quelconque pour écrire filmer attraper des bouts de la Palestine dépecée montrer encore et encore au monde entier la millième rediffusion de ce western lamentable où on est à la fois script et figurant… Le Far West Bank soldat cow-boy contre Indien « terroriste »…
Des voix s’élèvent. Le temps de me rappeler où je suis les références et les conneries s’emmêlent des sentiments bruts se bousculent dans mes tempes. Je ris nerveusement… À quel horrible jeu ont-ils perdu ceux qui sont là pour mériter un gage pareil ? C’est donc sérieux cette histoire ? C’est une farce un spectacle ? Un bizutage peut-être ?
Ce qu’ils ont fait pour mériter ça… Le pire c’est que certains en viennent à se la poser sérieusement cette question aussi conne que tenace ! Elle est horriblement forte la tendance humaine à vouloir des causes surtout face au spectacle de l’injustice. C’est peut-être aussi pour ça que le monde finit par gober les versions sionistes… Et quand on a un pouvoir aussi grand que celui d’Israël pas besoin d’être très fin dans le mensonge et la falsification. On peut continuer de prétendre par exemple contre l’histoire et en dépit de la colonisation en cours que les Palestiniens ont vendu leur terre. On ne craint pas de montrer ainsi par cette affirmation l’idée qu’on se fait de la dite terre on peut se permettre d’énoncer comme une évidence qu’un pays comme tout le reste ça peut se vendre et s’acheter. Mauvais joueurs au Monopoly donc les Palestiniens… Mauvais perdants vilains jaloux… Dépités par l’adversaire qui pose un hôtel en préfab sur chaque rue qu’il leur confisque… Ce qui est certain en tout cas et ce que montre bien ce sale endroit c’est que pour eux le plateau de jeu entier fait désormais office de case prison.
On dirait que les murs et le couloir exigu me soufflent des pensées… Ici l’aigreur fait comme partie de l’architecture. Elle semble prévue et calculée comme la honte comme l’ambiance carcérale. Je n’ai même pas profité de l’attente cette fois pour essayer de parler aux gens. Je sens que ce n’est pas le moment. Il fait trop chaud on est trop près les uns des autres déjà trop fourrés ensemble dans la même humiliante galère… Car cette situation a quelque chose d’étrangement égalisant : pris en tas on oublie sa différence. Il suffit de pas grand chose pour faire sentir à quelqu’un qu’on le traite en Palestinien… On pourrait dire : de quoi je me plains moi ? Je suis visiteur ici de passage seulement touriste presque… Ce n’est pas mon quotidien et pourtant il suffit d’une heure confiné dans ces couloirs puants pressé contre les autres pour que je cesse d’être simplement spectateur ou visiteur pour que l’étouffante promiscuité le sentiment aigu de l’offense que l’immobilisation représente ici dans ce contexte ainsi qu’un instinct peut-être plus mimétique qu’empathique me poussent au craquage aussi moi qui suis certain de passer… Je regarde le petit carnet de la République à qui je dois cette indécente certitude corné à force de tenir dans une poche de jean l’autocollant jaune au dos et le petit feuillet laissé par la police israélienne à l’aéroport… Pièce d’identité sésame ignoble qui compense ma tête et mon nom.
Enfin on avance à nouveau. Rumeur de soulagement louanges à Dieu murmurées les visages s’éclairent… Mon tour arrive bientôt. Dans le panier je mets les clés des shekels un coupe-ongle le portable et la ceinture… Ça sonne quand même. « Your shoes ! » crie le haut-parleur. Ah oui c’est vrai… Après le portique il faut poser le passeport bien contre la vitre. J’ai le loisir alors d’observer le soldat tout puissant au caprice duquel sont suspendues les journées de tous ces gens qui a plein pouvoir sur le temps et sur les corps des hommes des femmes des riches des pauvres des jeunes des cheikhs des gros des gamines de la bourgeoise à lunettes carrées comme du roublard aux yeux verts qui les contrôle tous les jours qui peut les engueuler les insulter les faire attendre des heures les brutaliser leur ordonner de se dévêtir et même s’ils ont la mauvaise idée de se révolter qui peut les abattre sans sommation.
C’est une ado sur-maquillée frange émo rouge à lèvres qui mastique un chewing-gum en me dévisageant… Trop fort. Je me souviens avoir entendu quelque part : Israel is not a state that has an army it is an army that has a state.
Là je comprends mieux ce que les cow-boys-and-girls en herbe doivent apprendre ici : à éprouver concrètement leur supériorité leur pouvoir sur cette masse informe indistincte en file à laquelle il ne vient pas à l’esprit de s’identifier… Ils apprennent dès dix-huit piges à la commander à la faire attendre à l’arrêter à la menacer à la contrôler tous les jours à l’autoriser à passer si elle se tient tranquille et à la mépriser tout en s’en méfiant comme d’un bétail perfide d’où se détache parfois le bouc terroriste qui refuse la soumission et qu’il faut alors abattre sans réfléchir.
Le dressage simultané de l’oppresseur et de l’opprimé… Chapeau le sionisme.
En tenant mon passeport plaqué contre la vitre je repense à la fin de Full Metal Jacket : le sniper vietcong qui s’avère être une enfant le jeune soldat des Marines qui l’achève… De ces deux figures j’entrevois en un éclair l’improbable fusion une de ces synthèses rapides grossières fantasques monopoles le plus souvent du rêve et de l’enfance porteuses d’un déséquilibre étonnamment véridique…
Elle est là derrière la vitre entrain de souffler dans une bulle rose et de noter des chiffres ou de faire semblant.

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