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La Russie défie les Etats-Unis en terre d’Islam

lundi 31-mars-2008

Lorsque le Président George W Bush a nommé le pakistano-américain né à Karachi Sada Cumber comme premier envoyé des Etats-Unis à l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) l’annonce de la Maison-Blanche du 27 février est presque passée pour une magouille politique de la part d’une administration en fin de mandat. Cumber est un entrepreneur texan – comme l’était Bush.

Cumber est le fondateur de CACH Capital Management dont le siège se trouve à Austin au Texas et qui est une entreprise très performante de gestion de fortunes dotée d’une expertise et d’un sens des affaires rendant des services de conseils à des pays musulmans inondés de fonds souverains en pétrodollars disponibles. Mais alors Bush ne sait-il pas que l’OCI n’est pas une institution destinée à sélectionner les investissements et à structurer des portefeuilles ?

L’attachée de presse de la Maison Blanche Dana Perino a expliqué que Bush considérait l’OCI comme une organisation importante et que c’était pour cette raison qu’il avait nommé un envoyé spécial. Voici ce qu’elle a déclaré : « L’OCI a un rôle constructif à jouer dans le monde et le président signale notre désir d’avoir un meilleur dialogue avec cette organisation comme avec tous les Musulmans dans le monde ». Mais l’OCI existe depuis 39 ans – et les Musulmans depuis plus de mille ans. Alors pourquoi maintenant ?

En juin dernier Bush a exprimé pour la première fois l’idée de déléguer un envoyé-spécial à l’OCI. Pourquoi ce délai ? Lorsque la presse a demandé à Perino pourquoi Bush avait pris si longtemps elle a simplement répondu « Il [Bush] voulait trouver la bonne personne et il l’a trouvée en Sada Cumber. »

La carte islamique au Kosovo

Cependant il y a des raisons de croire que ce ne fut qu’en février que l’administration Bush s’est réveillée devant cette nouvelle réalité que cultiver une OCI forte de 57 membres pourrait vraiment faire toute la différence dans les années à venir. Alors que Washington jouait presque instinctivement la « carte islamique » contre Moscou c’est à peu près à ce moment-là que la Maison-Blanche a découvert avec consternation que ce qui dans la politique de la Guerre Froide avait été un atout très puissant et très fiable ne l’est plus et en fait s’avère être un faux joker.

Sergueï Lavrov le Ministre russe des Affaires Etrangères a succinctement saisi « la peine de cœur » qu’éprouve Washington vis-à-vis de l’OCI lorsqu’il a fait le commentaire suivant dans une interview accordée au quotidien gouvernemental Rossiskaya Gazeta : « Ce n’est pas sans raison que de nombreuses nations y compris des Etats islamiques n’ont pas l’intention de reconnaître l’indépendance du Kosovo ».

Avec une touche sarcasme Lavrov a souligné l’inversion des rôles avec les Etats-Unis opérée par la Russie post-soviétique dans le monde musulman. Il a ajouté « Je voudrais mettre en garde contre la tentation de succomber aux exhortations qui proviennent de pays non arabes et non islamiques mais qui s’adressent précisément aux pays islamiques pour qu’ils fassent preuve de solidarité islamique et qu’ils reconnaissent le Kosovo. Parce que la situation au Kosovo est l’exemple le plus frappant du séparatisme ethnique ».

Il prévenait le monde islamique de se méfier de la tentative étasunienne « d’islamiser » le cadre géopolitique dans les Balkans. « Aussi des troubles ont déjà commencé dans d’autres régions du monde. Je pense qu’il est immoral d’encourager les tendances séparatistes. Voyez ce qui se passe dans la région autonome chinoise du Tibet ! La manière dont les séparatistes agissent là-bas … puis regardez les développements dans d’autres parties du monde ! Elles suggèrent de la même manière que nous ne sommes qu’au début d’un processus extrêmement explosif. Et ceux qui suivent cette voie ne devraient pas appeler à une démonstration de solidarité qu’elle soit islamique ou euro-atlantique. Ils devraient penser en premier lieu à leurs responsabilités ».

Peu de temps après cette interview donnée à Moscou Lavrov est à nouveau parti en tournée au Proche-Orient mais en commençant par le onzième sommet de l’OCI qui s’est tenu le 13 mars à Dakar au Sénégal et auquel il participait pour la deuxième fois consécutive en tant qu’ « observateur ».

Parmi les nombreux lauriers que le Président russe Vladimir Poutine a ramassés alors que son commandement tumultueux de huit ans au Kremlin tire à sa fin on ignore souvent que l’Histoire le jugera certainement comme ayant été un grand médiateur entre la Russie et le monde musulman. Etant donné les relations complexes difficiles et très controversées que la Russie a entretenues avec le monde islamique pendant la majeure partie du siècle dernier l’accomplissement de Poutine est extraordinaire.

Pour s’en assurer l’efficacité de Poutine dans sa prise en main du problème tchétchène a aidé à supprimer un embarras potentiellement démoralisant vis-à-vis du monde musulman. Mais cela ne devrait pas diminuer le succès singulier de sa politique qui consiste à s’assurer qu’aucun adversaire ne pourrait espérer aujourd’hui s’en tirer s’il manipulait le monde islamique contre Moscou en termes de « civilisation » de la façon dont l’Ouest est parvenu à le faire pendant toute l’ère soviétique.

À la place la Russie est aujourd’hui bien positionnée pour offrir ses bons offices afin de négocier un dialogue des civilisations entre l’Occident chrétien et l’Orient islamique. En fait dans son discours au sommet de l’OCI à Dakar Lavrov a attiré l’attention du monde islamique sur la « situation des Musulmans dans les pays européens et les tentatives faites par certains politiciens de susciter l’islamophobie ».

Les religions comme panacée pour les conflits

Ne plus être une citadelle de l’athéisme a certainement aidé le Kremlin. Mais tout compte fait être capable de transmuter la toute nouvelle croyance religieuse en un programme politique pur et dur a fait monter d’un cran la joie intense de l’esprit et de l’intellect. À Dakar Lavrov est allé à l’offensive et a assuré à l’OCI que la Russie est déterminée à « apporter une contribution majeure pour garantir la compatibilité civilisationnelle de l’Europe et à promouvoir la tolérance en particulier vis-à-vis des différentes confessions ». Il a exprimé l’espoir qu’une « Europe chrétienne sera capable de trouver plus facilement un terrain commun avec les autres religions ».

Toujours à Dakar dans une initiative politique majeure fondée sur l’estimation selon laquelle « l’implication du facteur religieux pourrait aider à régler les différents conflits en renforçant la confiance et la concorde de toutes les parties basée sur la loi internationale en respect total avec le rôle de l’ONU dans les affaires internationale » Lavrov a cherché le soutien de l’OCI pour la proposition russe consistant à mettre en place sous les auspices des Nations-Unies un « conseil consultatif des religions ».

Cette proposition élève complètement le « dialogue » de ces deux dernières années entre Moscou et l’OCI puisque la Russie au sein de cette organisation a gagné un nouveau niveau – qualitatif – dans son statut d’observateur. Moscou devrait savoir que Washington ne peut pas être à la hauteur de l’initiative russe mais en même temps les Etats-Unis auront du mal à s’y opposer. La situation difficile de Washington est telle que les Etats-Unis ne disposent d’aucun moyen efficace pour contrer la revendication insistante de Moscou qu’en tant que société multinationale et multi-confessionnelle avec plusieurs siècles d’Histoire derrière elle « la Russie fait aussi partie du monde islamique » (pour citer Lavrov).

Moscou s’identifie à la Palestine

Mais il n’est pas question pour elle de paraître supérieure aux autres. La Russie bénéficie actuellement de plusieurs avantages sur les Etats-Unis. L’ensemble du scénario régional au Proche-Orient est lourdement chargé contre les Etats-Unis. L’administration Bush est vue comme étant motivée en priorité par les intérêts israéliens. Même parmi les vieux alliés des Etats-Unis le déficit de confiance se fait envahissant.

Les relations israélo-palestiniennes se sont récemment détériorées. La crise humanitaire aiguë que connaît Gaza aggravée par les opérations militaires israéliennes irréfléchies avec le soutien tacite des Etats-Unis est encore pire. Le niveau de la violence israélienne et palestinienne a fortement augmenté depuis la mi-janvier. Le processus de paix de la conférence d’Annapolis de novembre dernier a échoué. L’exclusion continue du Hamas par Israël et les Etats-Unis en tant que participant politique à part entière est en totale contradiction avec le processus de paix.

Sur tous ces fronts il se trouve que la Russie se tient aujourd’hui du bon côté de la barrière. Moscou a intensifié les consultations et la coordination avec la Syrie ; la Russie condamne sans équivoque la construction de colonies juives ; elle recherche la levée du blocus israélien contre les territoires palestiniens ; elle reste en contact régulier avec la direction du Hamas – Lavrov a rencontré à nouveau Khaled Meshal à Damas la semaine dernière et qui plus est elle fait en sorte qu’Israël apprenne à vivre avec de tels contacts.

Dans l’opinion arabe l’écho sur les positions de la Russie vis-à-vis du Proche-Orient est extrêmement favorable pour Moscou. Pendant ce temps l’Irak est un grave problème qui pèse sur l’Amérique. Moscou a bien saisi que les Etats-Unis sont enlisés dans une guerre prolongée de guérilla en Irak. Ainsi qu’un commentateur moscovite l’a écrit dernièrement « La fin de ce conflit n’est pas en vue. Une guerre intensive de mines se livre sur les routes irakiennes. Pas un seul convoi allié ne passe sans qu’il n’y ait une explosion. Le minage des routes a atteint une telle ampleur que l’US Air Force se sert de ses bombardiers stratégiques B-1B pour nettoyer les routes de loin. Les armes et les munitions traversent librement les longues frontières difficiles à contrôler tandis que l’occupation continue d’accroître la mobilisation potentielle du mouvement de guérilla ».

Une fois encore si les trois-quarts de la politique au Proche-Orient sont une question de perceptions du public cela travaille à l’avantage de Moscou lorsque la Russie insinue que les compagnies pétrolières américaines siphonnent la richesse irakienne et ramassent des fortunes avec les prix élevés du pétrole (bien que ceux-ci soient aussi une aubaine pour la Russie) ; que la stratégie des Etats-Unis est d’établir un contrôle politique et militaire sur toute la région ; que les Etats-Unis « ne veulent tout simplement pas la stabilisation en Irak et qu’ils [y] maintiendront un conflit soutenu » ; que l’administration Bush pourrait lancer délibérément une attaque aérienne intensive sur l’Iran dans le seul but de paralyser l’infrastructure militaire et économique de ce pays ce qui rendrait « irréaliste pour une longue période à venir la revendication par Téhéran du leadership régional » pour citer les commentateurs moscovites.

La Russie passe à présent à la vitesse supérieure et étend son implication au Proche-Orient en défiant directement la domination traditionnelle des Etats-Unis sur la région. Lavrov a fait de sa proposition de sponsoriser une conférence internationale sur le Proche-Orient le signal de départ de sa tournée régionale. Les pays arabes n’ont rien contre la proposition russe bien qu’ils doutent de son efficacité mais Israël se hérisse. Moscou a conscience que Washington s’attend à ce qu’Israël étouffe cette proposition. La question une fois encore devient une question de perceptions du public. Lorsqu’il était en visite à Paris le 11 mars Lavrov a déclaré d’un ton railleur aux médias occidentaux : « Mon voyage au Proche-Orient la semaine prochaine rendra finalement clair qui est prêt pour une conférence [internationale] et qui ne l’est pas. Si toutes les parties y sont prêtes nous tiendrons une telle conférence ».

Lavrov a soutenu que les membres du Quartet ainsi nommé – les Etats-Unis l’Union Européenne les Nations-Unies et la Russie – ont « déjà montré un intérêt » à ce que Moscou accueille cette conférence internationale. Washington bouillerait de colère de ne pas pouvoir se permettre de contredire publiquement la demande russe.

De façon similaire la politique du Kremlin s’entrecroise avec la division « Chiites/Sunnites » que l’administration Bush a essayé méticuleusement d’ériger ces dernières années sur l’échiquier du Proche-Orient et du Golfe Persique. Moscou souligne l’aspect « civilisationnel » de cette crise et dilue la pertinence des barrières sectaires que les Etats-Unis encouragent dans le monde musulman. Dans son message au sommet de Dakar Poutine a souligné le « danger d’un monde divisé entre religions et civilisations » tout en appelant à des efforts « destinés à empêcher une division inter-confessionnelle et inter-ethnique ».

Pour s’en assurer la psyché musulmane connaît une certaine attirance pour la politique russe lorsque Moscou accuse le monde occidental de décrire l’Islam comme une religion qui mène le terrorisme international alors que cette question soutiennent les intellectuels russes concerne en réalité les manifestations du fondamentalisme islamique. En tant que doyen des « Orientalistes » russes et ancien Premier ministre Yevgeny Primakov a écrit dans un essai il y a quelques deux ans lorsque la nouvelle réflexion du Kremlin vis-à-vis du monde musulman a commencé à émerger : « Le fondamentalisme islamique se rapporte à la construction de mosquées à observer les rites islamiques et à porter assistance aux croyants. Mais le fondamentalisme islamique agressif et extrémiste consiste à utiliser la force pour imposer un modèle islamique de gouvernance sur l’Etat et la société ».

Avec un fort relent d’ironie Primakov a fait remarquer : « L’Histoire a connu des périodes où le fondamentalisme chrétien s’est développé en extrémisme catholique chrétien : souvenez-vous des Jésuites ou des Croisades ».

Les gains économiques de l’amitié

Mais tout dans la politique russe n’est pas une question de politique ni non plus d’Histoire. En fin de compte Moscou met l’emphase sur l’expansion des intérêts économiques. Le « dividende de la paix » de l’amitié grandissante entre la Russie et le monde islamique est déjà non négligeable en termes économiques. En janvier par exemple la Russie a remporté un appel d’offre de 800m$ [530m€] pour construire une ligne de chemin de fer de 520 km de long en Arabie Saoudite. La compagnie monopolistique russe d’exportation d’armes Rosoboronexport a déclaré officiellement que la Russie discutait de la fourniture à l’Arabie Saoudite de chars T-90 et de véhicules blindés pour une valeur de 1 milliard de dollars.

Une fois encore la Russie a livré à l’Egypte des Pechora-2M S-125 de nouvelle génération et des systèmes anti-aériens Tor M-1 malgré le contrôle des Etats-Unis sur la politique technico-militaire du Caire. Mardi dernier la Russie a signé un accord avec l’Egypte en totale rupture permettant aux compagnies russes de construire des centrales nucléaires en Egypte et envisageant que la Russie forme les techniciens nucléaires égyptiens et fournisse du carburant nucléaire.

Evidemment le Caire s’attend à ce que la coopération avec la Russie soit plus avantageuse puisque les Etats-Unis imposent des conditions strictes incluant des inspections et un contrôle réguliers. Les Etats-Unis ont fait pression sur l’Egypte pour placer son programme nucléaire sous contrôle américain alors même que l’on attend le lancement d’un appel d’offre plus tard dans l’année pour la première centrale nucléaire égyptienne estimée à un coût de 2 milliards de dollars [13Mds€].

En effet la politique et les affaires entre la Russie et l’Egypte se développent sur des voies parallèles. S’exprimant après la signature à Moscou de l’accord énergétique nucléaire russo-égyptien Poutine a dit en présence de l’Egyptien Hosni Moubarak en visite que les deux pays travailleraient ensemble comme « médiateurs » pour mettre fin à la violence entre Israël et la Palestine et qu’ils partageaient le même point de vue sur l’aspect crucial d’un accord entre le Hamas et le Fatah avant qu’un progrès ne puisse être réalisé pour former un Etat palestinien indépendant.

Pas moins important est le retour de la compagnie pétrolière russe LUKoil en Irak. Cette compagnie avait un contrat signé en 1997 avec le régime de Saddam Hussein pour développer le plus grand champ pétrolifère d’Irak Qurna-Ouest-2 qui a des réserves estimées à environ 6 milliards de barils de pétrole.

Mercredi dernier à la suite de discussions menées à Bagdad par une équipe russe conduite par le Ministre délégué aux Affaires Etrangères Alexander Saltanov les perspectives se sont éclaircies pour raviver l’accord avec LUKoil de partage de la production de Qurna-Ouest-2. (Il a été rapporté à plusieurs reprises que Chevron se serait débarrassé de LUKoil et aurait obtenu Qurna-Ouest-2). Une fois encore ce mercredi l’une des plus grosses entreprises russes d’ingénierie dans le secteur pétrolier Stroytransgaz a signé un protocole sur la reconstruction du pipeline Kirkuk-Baniyas reliant les champs septentrionaux irakiens au port syrien de Baniyas.

Coïncidence ou non le lendemain-même jeudi un porte-parole du ministère russe des affaires étrangères a déclaré à Moscou : « Nous préconisons vivement aux dirigeants politiques et religieux en Irak de faire tout leur possible pour mettre fin a ce conflit fratricide créant ainsi les conditions nécessaires pour construire un Etat démocratique et prospère. Moscou a la conviction que la voie pour régler cette crise en Irak repose sur un dialogue élargi sur la recherche d’un compromis la réalisation d’une réconciliation nationale réelle et sur un accord entre toutes les communautés ethniques et religieuses dans le pays ».

Pour Washington le défi que pose la Russie devient vraiment sérieux. Le Kosovo a été le signal du déclin de l’influence des Etats-Unis et de la montée du prestige de la Russie dans le monde islamique. Il est concevable que l’attachée de presse de la Maison-Blanche ait dit une vérité essentielle lorsqu’elle a admis que Bush a rencontré des difficultés pour localiser une personnalité dotée du génie d’un homme de la Renaissance qui soit l’envoyé spécial des Etats-Unis à l’OCI. Le passé de Cumber à CACH Capital lui donne une idée précise sur la façon dont l’intégration économique affecte les relations politiques et culturelles entre les Etats-Unis et le monde musulman.

* M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière aux services étrangers indiens pendant plus de 29 ans avec des postes comprenant celui d’ambassadeur en Ouzbékistan (1995-98) et en Turquie (1998-2001).

Du même auteur :

  La chimère de la solidarité arabe
  Energie : la Russie et l’Iran resserrent le nœud coulant
  La porte s’ouvre en grand sur le pétrole irakien

 

29 mars 2008 – Asia Times Online – Vous pouvez consulter cet article à :
http://atimes.com/atimes/Central_As…
Traduction : J.F Goulon – Questions Critiques

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