Wed 3-July-2024

Gideon Levy : « Nous n’arrêterons pas de filmer nous n’arrêterons pas d’écrire »

samedi 23-juin-2018

La Knesset pourrait agir non seulement contre la presse mais aussi contre les groupes pour les droits humains et contre les Palestiniens les derniers témoins dans les poursuites contre l’occupation.
Nous violerons cette loi fièrement. Nous avons l’obligation de violer cette loi comme toute loi sur laquelle flotte un drapeau noir. Nous n’arrêterons pas de documenter. Nous n’arrêterons pas de photographier. Nous n’arrêterons pas d’écrire – de toutes nos forces.
Les organisations des droits humains feront la même chose et comme elles nous l’espérons les témoins palestiniens qui seront bien sûr punis plus que tout autre. Selon le projet de loi entériné dimanche par le Comité ministériel pour la législation [mais avec quelques demandes de changements dans la formulation] les individus documentant les actions des soldats des Forces de défense israéliennes en Cisjordanie peuvent être envoyés jusqu’à cinq ans en prison dans certaines circonstances.
Une jolie initiative M. le député à la Knesset Robert Ilatov démocrate du célèbre parti de la liberté Yisrael Beiteinu. Votre projet de loi prouve justement à quel point les Forces de défense israéliennes ont quelque chose à cacher ce dont elles doivent être gênées ce qu’il y a à couvrir au point que la caméra et le stylo mêmes sont devenues leurs ennemies. Ilatov contre le terrorisme des caméras et Israël contre la vérité.
Au moment où la police israélienne équipe ses agents de caméras-piéton qui selon elle ont fait leurs preuves lorsqu’il s’agit de réduire la violence policière Israël essaie d’enlever les caméras des territoires occupés la véritable arène de son déshonneur – pour que la vérité ne soit pas exposée et que l’injustice soit minimisée.
Sans caméras l’affaire Elor Azaria n’aurait pas existé ; sans caméras il y aura beaucoup plus d’Azarias. C’est exactement l’objectif de la loi : avoir beaucoup d’Azarias. Ce n’est pas que la documentation réussisse à empêcher quoi que ce soit. Les forces de défense israéliennes et le public ne s’excitent plus beaucoup sur les violations des droits humains et sur les crimes de guerre dans les territoires et la plupart des journalistes n’y prennent plus non plus d’intérêt.
Quand on pense que briser des os avec une pierre en face des caméras d’une chaîne américaine a causé un scandale pendant la première Intifada ! Aujourd’hui personne n’est perturbé par de telles images ; on peut même douter en fait qu’on ferait l’effort de les publier. Mais les soldats israéliens ont appris à traiter la caméra et le stylo comme l’ennemi. Si nous présentions autrefois nos cartes de presse aux checkpoints aujourd’hui nous les cachons pour que les soldats ne nous attrapent pas avec tous nos méfaits. Un jour nous avons même été arrêtés.
Couvrir l’occupation aujourd’hui implique déjà de violer la loi. Les Israéliens ont l’interdiction d’entrer dans la zone A [contrôlée par les Palestiniens] et les journalistes doivent « coordonner » leur entrée avec le bureau du porte-parole des forces de défense israéliennes. Mais parce que du journalisme sous coordination n’a pas de sens sauf pour le journalisme des correspondants militaires en Israël nous ignorons cet ordre ridicule nous mentons aux checkpoints nous fraudons nous nous faufilons nous utilisons des tactiques de contournement et nous allons partout en Cisjordanie.
Où étiez-vous ? demande le soldat après chaque visite à Hébron. A Kiryat Arba. Qu’est-ce que vous y faisiez ? Nous y avons des amis. Parce qu’il n’y a qu’une poignée négligeable de journalistes qui prennent encore la peine d’y aller les autorités ferment les yeux.
Mais la technologie et l’ONG B’Tselem ont donné naissance à un nouvel ennemi : des caméras vidéos qui sont remises à des volontaires palestiniens et dans la foulée aussi des téléphones portables dans les mains de chaque volontaire palestinien ou de Machsom Watch Volonteer 1 . Tout d’un coup il est plus difficile de couvrir et de mentir. Tout d’un coup il est impossible d’inventer facilement des couteaux et d’autres dangers imaginaires après chaque assassinat futile. Qui nous sauvera ? Ilatov et son projet de loi qui a bien sûr reçu les encouragements d’un autre démocrate célèbre le ministre de la Défense Avigdor Lieberman.
En 2003 quand les soldats des forces armées ont arrosé à balles réelles la voiture blindée avec des plaques d’immatriculation israéliennes que nous conduisions à Tulkarm couverte de mentions « presse » la porte-parole des forces armées d’alors Brig. gén. Miri Regev avait demandé à l’éditeur en chef de Haaretz qui essayait en urgence de mettre un terme à l’incident : « Mais qu’est-ce qu’ils font donc là-bas ? ».
Depuis Israël n’a pas cessé de poser cette question. Maintenant la Knesset pourrait très bien prendre des mesures : pas seulement contre la presse avec laquelle elle continue à user de prudence mais principalement contre les organisations des droits humains et les résidents palestiniens les derniers témoins pour les poursuites contre l’occupation. Israël est en train de leur dire : plus de preuves incontestables.
Dans les notes explicatives sur le projet de loi il est dit à juste titre que les témoins à charge et les témoins oculaires visent à « briser la motivation des soldats et des résidents israéliens ». C’est exactement leur objectif : briser la motivation à voir Azaria comme une victime et un héros à penser que le massacre de 120 personnes non armées est légal et à ne pas vouloir savoir entendre ou voir ce qui est fait chaque jour en notre nom dans l’arrière-cour de notre pays.
Prochainement : une loi qui interdit toute critique des forces de défense israéliennes. Ilatov est déjà en train de la rédiger ; la plupart des Israéliens approuvent certainement. Et nous nous refuserons aussi de la suivre bien sûr.

Publié sur Haaretz le 17 juin 2018
Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine

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