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Noam Chomsky : Le sort dun honnête intellectuel

samedi 19-mars-2011

Article paru sur le site du projet des Editions Palestine : www.editions-palestine.com

Noam Chomsky intellectuel juif américain parle ici du parcours de Norman G. Finkelstein depuis ses années estudiantes et de différentes épreuves par lesquelles il a dû passer pour garder son intégrité et poursuivre ses études et réflexions sur le conflit israélo-palestinien.

Je vais vous parler d’une autre affaire une dernière et il y en a bien d’autres comme celles-ci. Voici une histoire qui est vraiment tragique. Combien d’entre vous connaissent Joan Peters le livre de Joan Peters ? Il y avait ce best-seller quelques années plus tôt [en 1984] il a été réimprimé une dizaine de fois. C’est un gros livre à l’apparence intellectuelle avec plein de notes de bas de pages dont l’intention était de montrer que les Palestiniens étaient tous de récents immigrants [c’est-à-dire dans les régions de l’ancienne Palestine où se sont installés des juifs pendant les années du mandat britannique de 1920 à 1948]. Et il était très populaire il a bel et bien reçu des centaines de critiques dithyrambiques : le Washington Post le New York Times tout le monde ne faisait que son éloge. Voilà ce qu’était devenu de livre qui prouvait qu’il n’y avait en vrai pas de Palestiniens ! Bien sûr le message implicite était que si Israël les jette tous dehors il n’y a pas de problème moral car ce sont juste de récents immigrants qui sont venus parce que les juifs avaient construit le pays. Et il y avait toutes sortes d’analyse démographique à l’intérieur et un grand professeur de démographie à l’université de Chicago [Philip M. Hauser] l’authentifia. C’était le grand succès intellectuel de cette année : Saul Bellow Barbara Tuchman tout le monde en parlait comme si c’était ce qu’il y avait de meilleur depuis le gâteau au chocolat. Eh bien un étudiant de troisième cycle à Princeton un homme appelé Norman Finkelstein a commencé à lire le livre. Il était intéressé par l’histoire du sionisme et alors qu’il lisait le livre il était assez surpris par certains de ses points. C’est un étudiant très minutieux et il a commencé à vérifier les références ; et il s’est avéré que tout cela était une farce c’était complètement faux : ça avait probablement été assemblé par une agence de renseignements ou quelque chose comme ça. Eh bien Finkelstein a écrit un petit article de quelques conclusions préliminaires il y avait quelque vingt-cinq pages environ et il l’a envoyé je crois à trente personnes qui étaient intéressées par le sujet des experts dans le domaine et ainsi de suite disant : « Voilà ce que j’ai trouvé dans ce livre pensez-vous que ça mérite une suite ? »

Eh bien il a reçu une réponse de moi. Je lui ai dit ouais je pense que c’est un sujet intéressant mais je l’ai averti si tu poursuis cela tu vas avoir des problèmes… car tu vas exposer la communauté intellectuelle américaine comme une bande d’escrocs et ils ne vont pas l’aimer et ils vont te détruire. J’ai donc dit : si tu veux le faire vas-y mais sois conscient de ce dans quoi tu entres. C’est une question importante il y a une grande différence si l’on élimine la base morale de l’expulsion d’une population ça prépare la base de quelques véritables horreurs… donc la vie de beaucoup de gens pourrait être en jeu. Mais ta vie est en jeu elle aussi je lui ai dit car si tu continues cela ta carrière va être ruinée.

Eh bien il ne m’a pas cru. Nous sommes devenus de très proches amis après cela je ne le connaissais pas avant. Il a continué et a écrit un articlee t il a commencé à le soumettre aux journaux. Rien : ils n’ont pas pris la peine de répondre. J’ai finalement réussi à en placer un morceau dans In These Times un minuscule magazine de gauche publié dans l’Illinois où certains d’entre vous l’ont peut-être vu. Sinon rien aucune réponse. Entre-temps ses professeurs (ça se passe à l’université de Princeton supposée être un endroit sérieux) arrêtèrent de lui parler : ils ne voulaient plus lui accorder de rendez-vous ils ne lisaient plus ses écrits ; en gros il devait quitter le programme.

A ce moment il commençait à désespérer et il m’a demandé ce qu’il devait faire. Je lui ai donné ce que je pensais être un bon conseil mais qui se trouvait être un mauvais conseil : je lui ai suggéré de changer pour un autre département où je connaissais quelques personnes et où je pensais qu’il serait au moins traité de manière décente. Ce qui s’est trouvé être faux. Il a changé et au moment où il a écrit sa thèse la faculté ne voulait vraiment pas le lire il n’arrivait pas à les faire venir pour sa soutenance de thèse. Enfin par gêne ils lui ont accordé un doctorat (il se trouve qu’il est très intelligent) mais il ne voulait lui écrire une lettre disant que c’était un étudiant à l’université de Princeton. Vous savez parfois vous avez des étudiants pour lesquels c’est difficile d’écrire de bonnes lettres de recommandation car vous ne pensiez vraiment pas qu’ils était très bons… mais vous pouvez écrire quelque chose il y a des façons de faire ces choses-là. Cet homme était bon mais il ne pouvait pas du tout avoir une lettre.

Il vit maintenant dans un petit appartement dans la ville de New York et c’est un assistant social à temps partiel qui travaille avec des adolescents en marge. Un intellectuel très promettre… s’il avait fait ce qu’on lui avait dit il aurait continué et à ce moment il serait un professeur quelque part dans une grande université. Au lieu de cela il travaille à temps partiel avec de jeunes adolescents perturbés pour quelques centaines de dollars par an. C’est bien meilleur que le peloton d’exécution c’est vrai… c’est bien meilleur que le peloton d’exécution. Mais telles sont les techniques de contrôle qu’il y a autour de nous.

Mais revenons à l’histoire de Joan Peters. Finkelstein est très persistant : il a pris un été de congé et s’est assis dans la New York Public Library où il a passé en revue toutes les références du livre et il a trouvé un nombre très élevé d’escroqueries à un point que vous ne pouvez croire. Eh bien la communauté intellectuelle de New York est un assez petit endroit et peu s’en est fallu avant que tout le monde soit au courant ; tout le monde a su que le livre était une escroquerie et cela allait se dévoiler tôt ou tard. Le seul magazine qui a été assez malin pour réagir de manière intelligente était le New York Review of Books : ils savaient que le truc était une imposture mais le rédacteur en chef ne voulait pas offenser ses amis il n’a donc tout simplement pas publié de critique du tout. C’était le seul magazine qui n’a pas publié de critique.

Entre-temps de grands professeurs dans le domaine ont appelé Finkelstein et ils lui disaient : « Ecoute arrête ta croisade ; tu l’abandonnes et nous prendrons soin de toi nous nous assurerons que tu obtiennes un travail » tous les trucs de ce genre. Mais il a continué à le faire… il a continué encore et encore. Chaque fois qu’il y avait une critique favorable il écrivait une lettre au rédacteur en chef qui ne serait pas imprimée ; il faisait tout ce qu’il pouvait. Il a approché les éditeurs et leur a demandé s’ils allaient répondre à cela et ils ont dit non… et ils avaient raison. Pourquoi répondraient-ils ? Tout le système était fermé il n’allait jamais y avoir de propos contraires à ce sujet aux Etats-Unis. Mais ils ont fait une erreur technique : ils ont permis au livre de paraître en Angleterre où on ne peut aussi facilement contrôler la communauté intellectuelle.

Eh bien dès que j’ai entendu que le livre allait sortir en Angleterre j’ai immédiatement envoyé des copies du travail de Finkelstein à un certain nombre d’intellectuels et de journalistes britanniques qui étaient intéressés par le Moyen-Orient et ils étaient prêts. Dès que le livre est paru il a tout simplement été démoli il s’est fait descendre. Toute revue majeure le Times Literary Supplement le London Review l’Observer tout le monde avait une critique qui disait que cela n’atteint pas même le niveau de l’absurdité ou de l’idiotie. Un grand nombre de critiques ont utilisé le travail de Finkelstein sans le citer je dois dire… mais les meilleurs propos employées pour parler du livre étaient à peu près « ridicule » ou « grotesque ».

Eh bien les gens ici lisent les critiques britanniques… si vous êtes de la communauté intellectuelle américaine vous lisez leTimes Literary Supplement et le London Review cela commençait donc à devenir un peu embarrassant. On commençait à avoir des retours : les gens ont commencé à dire : « Eh bien regardez je n’ai pas vraiment dit que le livre était bon j’ai juste dit que c’est un sujet intéressant » des choses de ce genre. A ce moment le New York Review est entré en action et ils ont fait ce qu’ils font presque tout le temps dans ces circonstances. Vous voyez il y a une sorte de programme traditionnel à entreprendre… si un livre se fait descendre en Angleterre dans des endroits où les gens le verront ici ou si un livre se fait louer en Angleterre on doit réagir. Et si c’est un livre sur Israël il y a une certaine norme pour le faire : on cherche un intellectuel israélien pour qu’il l’examine. Cela s’appelle protéger ses arrières car quoi qu’un intellectuel israélien dise vous êtes plutôt à l’abri : personne ne peut accuser le magazine d’antisémitisme rien des trucs habituels ne marche.

Donc après que le livre de Peters s’est fait descendre en Angleterre le New York Times l’a finalement confié à une bonne personne ; en fait l’éminent spécialiste sur le nationalisme palestinien d’Israël [Yehoshua Porath] quelqu’un qui en sait beaucoup sur le sujet. Et il a écrit une critique qu’ils n’ont ensuite pas publié… quasiment un an s’est écoulé sans qu’elle ne soit publiée ; personne ne sait exactement ce qui se passait mais on peut imaginer qu’il a dû y avoir une grande pression pour qu’elle ne soit pas publiée. En fin de compte il a même été écrit dans le New York Times que cette critique n’allait pas être publiée donc finalement une version de cette critique est parue. Elle discréditait le livre elle disait que le livre était absurde et ainsi de suite mais il simplifiait les choses l’homme n’a pas dit ce qu’il savait.

En réalité les critiques israéliennes étaient extrêmement négatives : la réaction de la presse israélienne était qu’ils espéraient que le livre ne soit pas largement lu parce qu’à la fin il causerait du tort aux juifs… tôt ou tard il serait exposé et alors il ressemblerait juste à une escroquerie et une farce et cela aurait des effets négatifs sur Israël. Ils ont rabaissé la communauté intellectuelle américaine je dois dire.

Finalement à ce moment la communauté intellectuelle américaine a réalité que le livre de Peters la mettait dans l’embarras et il disparu d’une certaine façon… personne n’en parler plus. Bien sûr vous le trouvez encore dans des kiosques à journaux à l’aéroport et ailleurs mais les gens les plus éclairés savent qu’ils ne sont plus supposés en parler : car il a été exposé et ils ont été exposés.

Eh bien ce que je veux dire c’est que ce qui est arrivé à Finkelstein est le genre de chose qui peut arriver lorsque vous êtes un critique honnête ; et on pourrait continuer avec d’autres cas comme celui-là.

Toutefois dans les universités ou dans toute autre institution on peut souvent trouver quelques dissidents dans le coin un peu partout… et ils survivent d’une manière ou d’une autre notamment s’ils obtiennent le soutien d’une communauté. Mais s’ils deviennent trop perturbateurs ou trop tapageurs (ou vous savez trop efficaces) il y a des chances pour qu’ils se fassent jeter. Normalement cependant ils ne s’en sortiront pas dans les institutions en premier lieu notamment s’ils étaient ainsi lorsqu’ils étaient jeunes… ils seront tout simplement éliminés quelque part dans le processus. Donc dans la plupart des cas les gens qui arrivent à s’en sortir dans les institutions et arrivent à y rester ont déjà intériorisé les bonnes croyances : ce n’est pas un problème pour eux d’être obéissants ils sont déjà obéissants c’est comme ça qu’ils sont arrivés là. Et c’est à peu près comme ça que le système de contrôle idéologique perdure dans les écoles… c’est en gros l’histoire de la façon dont ça marche je pense.

Noam Chomsky

Extrait de Understanding Power The New Press 2002 pp. 244-248. Traduit de l’anglais pour Editions Palestine.

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