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Gaza un an après : les suites d’une tragédie

vendredi 18-décembre-2009

Un an après la boucherie israélienne dans la bande Gaza Donald McIntyre publie dans le journal britannique The Independent un article particulièrement instructif sur la situation sur place la vie et l’état d’esprit des habitants de Gaza. Un grand merci à Anne-Marie Perrin pour cette traduction.

« Samedi 12 décembre 2009. Dévastatrice : l’attaque israélienne sur la ville de Rafah le 13 janvier 2009.

Jusqu’à un certain point Hilmi Samouni espère encore – « inch’allah » – reprendre son ancien métier d’aide-cuisinier au Palmyra le restaurant de grillades le plus célèbre de Gaza City. Mais à la différence de Khamiz son frère de 22 ans qui a recommencé à travailler dans un magasin de peinture pour voitures et de son cousin Moussa 20 ans qui prépare à l’université Al-Ahzar un diplôme de comptabilité Hilmi 26 ans a découvert qu’il ne parvenait pas à s’adapter quand il est retourné au Palmyra après la guerre.

« Tout le monde là-bas cherchait à m’aider » dit-il « mais je ne pouvais pas faire du bon travail ». A la différence de Moussa qui a lui aussi perdu ses parents et de Khamiz Hilmi a vu non seulement les cadavres de son père Tafal et de sa mère Rahmé mais aussi ceux de sa femme Maha 20 ans et de Mohammed leur fils unique âgé de six mois – tous parmi les 21 personnes tuées dans le bombardement de l’entrepôt dans lequel les Israéliens leur avaient donné ordre de se regrouper. Hilmi reste tourmenté par le fait de n’avoir aucune photo d’aucun d’eux : elles avaient brûlé la veille lors de l’incendie de la maison familiale.

Maintenant Hilmi passe l’essentiel de son temps à tourner autour de la maison parmi des vergers dévastés et des cages d’élevage de poulets dans le district de Zeitoun au sud de Gaza City. Les graffitis en anglais et en hébreu laissés sur les murs intérieurs par les soldats israéliens de la brigade Givati sont les seules reliques de leurs deux semaines d’occupation du bâtiment – « Gaza nous étions ici » à côté du dessin d’une pierre tombale ; « Un d’abattu et 999.000 à abattre » « Mort aux Arabes ». La famille a-t-elle délibérément laissé les graffitis visibles ? « Oui. Mais de toute façon nous n’avions pas de peinture pour les recouvrir » dit-il. Une des tâches d’Hilmi est de contribuer à prendre soin de Mona sa sœur de 11 ans dotée d’une indomptable maîtrise de soi qui tourne les pages d’un cahier de dessins inspirés par ses souvenirs de la matinée du 5 janvier 2009. « Me voici en train de laver le visage de ma mère qui est morte. Voilà mon père qui avait été atteint à la tête de sorte que sa cervelle sortait. Là c’est ma belle-sœur morte. Et voilà ma sœur en train de prendre le fils de ma belle-sœur ».

Le bombardement de l’entrepôt remémoré dans les dessins de Mona a été l’une des pires parmi les nombreuses attaques lancées par les forces israéliennes contre des civils entre le 27 décembre et le 18 janvier à Gaza. L’offensive militaire israélienne menaçait de longue date ; il n’empêche que les multiples raids par lesquels elle a commencé le samedi ont eu un effet de surprise. Le but déclaré était de faire cesser les attaques de roquettes et de mortiers – dont 470 avaient assurément répandu la peur parmi mes communautés frontalières au Sud d’Israël depuis qu’un raid israélien contre le Hamas ait mit fin en novembre 2008 à un cessez-le-feu de cinq mois bancal mais largement effectif.

Mais si le moment fut une surprise la férocité sans précédent de l’attaque sur Gaza l’a été plus encore. Plus de deux semaines après le début de la guerre Tzipi Livni ministre israélien des affaires étrangères se vantait dans une interview à la radio que « Israël … est un pays qui quand vous tirez sur ses citoyens riposte sauvagement – et c’est une bonne chose ». Soit que comme l’en accuse le rapport du juge Goldstone commandité par les Nations Unies sur l’Opération Plomb Durci Israël ait « pris pour cible » la population civile ou soit que comme en ont depuis témoigné quelques soldats l’armée ait simplement subordonné la préservation de vies palestiniennes et celle de ses propres troupes les chiffres racontent leur propre histoire quant au niveau auquel « un pays » est devenu « sauvage ».

Bien que le chiffre soit contesté par les militaires une enquête exhaustive menée par la respectable association israélienne des Droits de l’Homme B’Tselem établit le total des morts à 1.387 dont 773 étaient des civils. Sur la même période quatre Israéliens ont été tués en Israël par des tirs de roquettes et neuf soldats à Gaza dont quatre du fait de tirs de leur propre camp. Les frontières étant fermées il n’y a pas eu de flots de réfugiés hors de Gaza comme ce qui n’importe où a ailleurs aurait suivi une attaque analogue.

Ce bombardement à l’aube de l’entrepôt à demi terminé de Wael Samouni – dans lequel une centaine de membres de sa famille élargie y compris son jeune parent Hilmi s’étaient abrités – est l’un de plus de 20 événements sur lesquels la police militaire israélienne enquête. Le mois dernier en pointant le fait que jusqu’ici un seul soldat avait été mis en jugement à propos de sa conduite durant la guerre – pour avoir volé la carte de crédit d’un Palestinien – l’association B’Tselem s’est plainte que dès lors que l’armée conduisait elle-même ses propres investigations toute mise en cause ne serait dirigée que vers « les échelons inférieurs » et qu’il était besoin d’une enquête indépendante capable de faire porter le blâme sur des « officiers supérieurs » et des acteurs gouvernementaux à « l’échelon politique ».

Quoi qu’il en soit il n’y a jusqu’à présent aucun signe d’investigation sur un incident particulier au premier jour de l’invasion terrestre. Des soldats israéliens le visage camouflé en noir certains avec des branches autour de leurs casques se sont précipités dans une maison derrière celle d’Hilmi où s’étaient réfugiés son oncle Atiya Samouni un cultivateur de 46 ans avec ses deux épouses et 15 enfants.

La famille raconte que la porte d’entrée de la maison avait été délibérément laissée ouverte pour que les militaires qui arrivaient voient qu’il y avait des enfants à l’intérieur. Selon eux Atiya qui parlait un peu l’hébreu s’est avancé les bras levés jusqu’à la porte de la chambre des enfants – où la famille s’était entassée – pour se montrer aux soldats qui se trouvaient alors dans le salon voisin. Ahmad son fils de quatre ans l’a suivi en criant « Papa ! Papa ! » et Atiya lui a dit : « N’aie pas peur ! ». Mais au moment où Atiya commençait à parler aux soldats ils l’ont abattu. A ce moment les militaires ont commencé à tirer dans la chambre des enfants malgré les cris des adultes « katan » « ktanim » – « petits enfants » en hébreu. Cinq enfants ont été atteints ; Ahmad a par deux fois été touché à la poitrine mortellement.

Onze mois plus tard la veuve Zeinat Samouni semble à première vue sereine engageant avec un sourire accueillant les visiteurs à prendre une des galettes de pain qu’elle est en train de cuire pour la toute prochaine célébration de l’Eid al Adha dans l’unique pièce qu’elle partage désormais avec ses sept enfants survivants. Mais elle ne peut retenir ses larmes quand elle raconte comment ils ont quitté la maison – et le corps de son mari – avec un fils plus âgé qui portait Ahmad tout en sang vers la maison d’un autre parent. Le soir venu elle a donné à Ahmad dont le visage devenait livide du pain trempé dans de l’eau. « C’était comme de nourrir un oiseau » rappelle-t-elle. La famille a appelé une ambulance mais la réponse a été qu’i était trop dangereux d’approcher de la zone. Ahmad est mort aux premières heures du lundi matin. « Si nous avions eu la possibilité d’avoir une ambulance » dit-elle « je pense qu’il serait encore en vie ».

La fille de Zeinat Amal âgée de 10 ans emporte partout dans sa poche deux photographies tout usées de son père et de son frère. « J’ai tout le temps envie de les regarder » dit-elle presque une année après qu’ils ont été tués. « Sans eux ma maison n’est pas belle ». Amal aussi a été blessée et elle dit que sa tête et ses yeux continuent à lui faire mal. Mais pour elle le traumatisme psychique se complique du fait qu’elle s’est enfuie avant que sa mère et ses frères et sœurs quittent la maison à l’issue de la fusillade. On l’a trouvée quatre jours plus tard en partie ensevelie sous les décombres déshydratée et en état de choc – l’une des quinze autres survivants de la zone quand des ambulances de la Croix-Rouge ont finalement été autorisées à s’approcher suffisamment pour les emporter.

A l’école les deux matières favorites d’Amal sont l’arabe et l’anglais. « Je ne sais pas beaucoup d’anglais mais j’aime cela » dit la fillette qui veut devenir médecin quand elle sera grande.

Parmi les enfants qu’Atiya avait de son autre épouse Zahawa le plus atteint est Kannan 13 ans maintenant qui reste handicapé par le coup de fusil reçu dans sa cuisse gauche. Avant la guerre il était passionné du ballon rond mais il ne joue plus au foot. Pour lui aussi l’impact n’a pourtant pas été seulement physique. Dans les mois qui ont suivi les tirs il faisait des cauchemars et à plusieurs reprises on l’a trouvé pleurant ou criant dans son sommeil : « Ils veulent abattre mon père ». « Il n’ose pas aller aux toilettes tout seul » dit sa mère ajoutant qu’il est facilement paniqué – par exemple par le bruit d’armes à feu venant d’un camp d’entraînement de la police du Hamas.

Kannan lui aussi a un cahier de croquis – encouragé à dessiner par le psychologue qui l’a suivi durant quatre mois après la guerre. Il dépeint la mort de son père… des enfants effrayés par des avions… une mosquée détruite.

Cependant même pour les Samouni la vie continue. La famille de Kamman devrait bientôt être en mesure de cultiver six rangs de salades des poivrons et des tomates sur un petit lopin de terre grâce au projet de restauration de l’irrigation par la Croix-Rouge – deux puits ont été détruits durant l’occupation de Zeitoun. Ce n’est pas une production suffisante pour la vente comme ils le faisaient auparavant mais c’est un début. On a aussi attribué à leurs cousins une cinquantaine d’ares de terre pour la production d’olives de figues et de légumes.

Plus bas dans la rue Rami Samouni 22 ans dont le frère Handi a été tué par les Israéliens en même temps que les 18.000 poulets de son élevage aide à reconstruire la maison de son cousin Arafat. La reconstruction est en partie financée par l’attribution compensatoire de 4.000 euros réservée par le gouvernement à quiconque a totalement perdu sa maison et par 5.000 dollars venant de l’Autorité Palestinienne de Ramallah rivale du Hamas – la somme étant discrètement acheminée via le Programme de Développement des Nations Unies pour garantir qu’aucun stigmate politique ne frappe localement ses bénéficiaires.

Rami qui sera l’an prochain diplômé en éducation de l’université Al Ahzar considère la reconstruction comme une métaphore. « Il faut que vous ayez de l’espoir. Si vous vous considérez comme malade vous allez tomber malade. Vous mourez si vous ne rebâtissez pas. Nos ennemis veulent que nous renoncions et que nous cessions de vivre. Il nous faut aller de l’avant ». Bien qu’il parle d’ « ennemis » Rami déclare à plusieurs reprises au cours de notre conversation qu’il accepterait une solution fondée sur les frontières de 1967 avec Israël et un état palestinien vivant côte à côte.

Il existe partout une évidence multiforme mais diffuse de cette fameuse résilience des Gazaouis même là où les dommages sont les pires. Une année après peu de vues sont plus désolantes que les ruines encore laissées par les dynamitages et passages au bulldozer qui ont eu lieu à grande échelle l’hiver dernier dans les districts septentrionaux de Gaza Abed Rabo et Atatra.

Une petite minorité seulement de ceux dont la guerre a fait des sans-abri louent des logements ou habitent chez des parents. A Atatra où la plupart des destructions ont eu lieu pendant les derniers jours du conflit certains continuent à vivre dans des tentes. Il semble que ce soient ici les femmes qui maintiennent vivable la situation. La maison de Arifa abu Leyla 40 ans et mère de neuf enfants a été détruite après que des soldats israéliens les en avaient expulsés de force. Maintenant sous la toile de tente la famille ne dispose que d’un tuyau et d’une grande cuvette de plastique pour se laver. Selon Arifa la famille n’a jamais reçu les 4.000 euros du Hamas et suppose que la raison en est que son mari « avait été du Hamas mais l’a ensuite quitté il y a longtemps ». Mais quand son mari Saleh arrive il nie énergiquement avoir jamais été du Hamas.

Leur voisin Majda Ghabin 30 ans a un motif nettement plus positif de vivre dans une tente. Avec l’argent reçu pour sa maison – détruite après en avoir été expulsé de force arrêté par les soldats israéliens et détenu pendant cinq jours en Israël pendant la guerre – il a restauré son terrain et investi dans des carottes moins chères à faire pousser que les fraises qu’il avait l’habitude de cultiver. « J’ai pensé qu’il valait mieux travailler que de trouver une autre maison » explique-t-il. « De cette manière je peux gagner de l’argent et peut-être dans le futur bâtir une maison ».

Plus loin dans le district d’Abed Rabbo à l’est de Jabalaya et plus près de la frontière israélienne le désastre a même généré sa propre micro-économie. A six heures et demie chaque matin Saber Abu Freih et sa mère Ghazala sexagénaire arrivent à ce qui fut jadis leur maison en partie pour chercher – jusqu’ici en vain – parmi les décombres les bijoux qu’ils y avaient laissés onze mois plus tôt et en partie pour charger une charrette à âne avec des gravats utilisés dans la fabrication de parpaings pour des constructions de faible ampleur.

Une journée de travail peut rapporter autour de 100 shekels (16£) à partager entre ses six frères. « Nous nettoyons le terrain en ramassant des pierres qui seront utilisées en même temps pour construire » remarque-t-il avec bonne humeur. « Nous ne toucherons peut-être que 10 shekels (160£) par charrette. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Des charrettes à ânes comme celle-ci se dirigent vers la fabrique de béton Al Shobaki proche de là pour que leur chargement soit mouliné et transformé en parpaings. Le propriétaire Abdel Salem Al Shobaki décrit succinctement comme « remarquable du bien au mal et à l’incroyable » la spirale de son entreprise depuis le début de son activité au point culminant de l’Intifada en 2003.

Parmi beaucoup d’autres choses M. Al Shobaki s’est trouvé privé d’un matériau crucial qu’il importait régulièrement d’Israël. Depuis 2007 dit-il il a disposé de « 4.000 tonnes de gravier mais pas de ciment ». Puis il y a deux mois M.Shobaki – qui assure payer en fait de 15 à 20 shekels (de 240 à 320£) pour une bonne charretée de gravats de guerre – a finalement pu se procurer assez de ciment pour relancer son activité grâce aux tunnels à travers lesquels le ciment arrive d’Egypte en contrebande. Les Gazaouis sont souvent sceptiques sur la qualité du ciment égyptien – une plaisanterie qui circule est qu’une nouvelle mosquée affiliée au Hamas sur le littoral de Gaza City est restée inachevée parce que les imams sont en train de marchander du ciment israélien. Mais le véritable problème tient au prix. M. Al Shobaki paie 1.400 shekels (220£) une tonne de ciment égyptien passée par les tunnels – comparé aux quelque 380 shekels (60 £) qu’il payait quand les points de passage étaient ouverts et que le ciment venait d’Israël.

« Avant toute chose je voudrais voir une réconciliation entre le Fatah et le Hamas » dit-il « et puis je voudrais voir les passages ouverts. Quiconque prétend que l’économie israélienne et celle de Gaza ne sont pas liées est stupide. C’est une seule et même économie ». Pour autant les tunnels lui ont permis de relancer la production – bien que ce soit presque sans profit. Pour la plupart des Gazaouis ils sont maintenant le seul contact tangible avec le monde extérieur.

Un vaste village de toile s’étend le long de la côte méridionale de Gaza à Rafah sur l’ancienne Philadelphi Road qui marquait jusqu’en 2005 la zone de no man’s land contrôlée par Israël entre l’Egypte et Gaza. Surplombées par les tours de guet de la Sécurité égyptienne qui s’élèvent au-dessus de la frontière côté sud et côté palestinien par les immeubles criblés par les bombardements israéliens depuis les années de l’Intifada les tentes protègent les entrées de centaines de tunnels de contrebande.

Ceux-ci ont servi de bouée de sauvetage pour Gaza depuis juin 2007 – et continuent à le faire en dépit des raids de bombardements israéliens quasi quotidiens durant l’Opération Plomb durci et malgré la mort de 117 travailleurs le plus souvent par suite de l’effondrement naturel de tunnels au cours de l’année écoulée. Les tunnels constituent maintenant une des cibles favorites des tirs de riposte de l’aviation israélienne à chaque fois qu’une roquette Qassam est lancée au sud d’Israël en rupture d’un cessez-le-feu non déclaré mais la plupart du temps effectif.

Aujourd’hui tandis que le soleil de cette fin novembre descend vers l’Ouest sur la Méditerranée et qu’un F16 solitaire vole haut au-dessus de nos têtes un terrassier est au travail depuis plusieurs heures pour entreprendre la réparation d’une entrée de tunnel détruite le matin même. En observant le désastre le l’ouvrier-tunnelier Abu Youssef rappelle qu’il gagnait naguère 300 shekels (48£) par jour comme jardinier en Israël quand les passages étaient ouverts et qu’il le referait volontiers plutôt que de risquer sa vie pour le tiers de cette somme. « S’il y avait un autre travail je ne regarderais même plus un tunnel » dit-il.

Un des propriétaires du tunnel détruit qui ne répond qu’au nom de Abu Hassan estime qu’il en coûtera presque 40.000£ pour le réparer mais que – peut-être – cela en vaut la peine. Enumérant les marchandises qu’il transporte via le tunnel « des vêtements et de l’alimentation des chocolats Galaxy des bouteilles de coca vide des biscuits » – il reconnaît : « Il me faudra cinq mois pour couvrir les coûts de réparation ; avant un mois aurait suffi ». Car les affaires sont en déclin en grande partie parce que le marché est saturé par les tunnels eux-mêmes. Tandis qu’il supervise l’arrivée d’un chargement de bambous et qu’il explique que son tunnel traite aussi « d’habillement et de moutons » Mohammed 27 ans et originaire de Khan Younis déclare « ça n’est plus comme c’était – il y a à Gaza quantité de marchandises. Gaza est pleine de bambous ».

Grâce aux tunnels les magasins sont mieux fournis qu’à n’importe quel moment depuis 2007. Ce qui rend probablement les échanges de cadeaux à l’occasion de la fête musulmane de l’Eid al Adha de cette année un peu plus joyeux que l’an passé avec quantité de marchandises égyptiennes – au moins pour ceux qui peuvent s’en permettre l’achat. Une boite de bons chocolats importés coûte autour de 150 shekels (24£) comparé à seulement 60 shekels (10£) quand elle arrivait d’Israël ; pour un pull trois fois son ancien prix de 50 shekels (8£).

Mais l’Eid de cette année avait aussi une autre signification : une profonde réticence de la part de nombreux Gazaouis à s’enliser dans leurs sentiments de deuil et de perte d’après la guerre. A vrai dire un marchand de bétail de Jabalaya estimait que seules 35% des familles de Gaza auraient les moyens de s’offrir un des traditionnels moutons de l’Eid – moutons soudanais libyens ou égyptiens cette année importés par les tunnels. Pourtant dans les plumes d’un rose vibrant et les fleurs de papier ornant la chevelure de petites filles parfaitement accoutrées parmi les ruines d’Atatra ou dans les groupes de jeunes Gazaouies de la classe moyenne – leur tête couverte avec élégance – réunies en foule à Al Deira l’hôtel chic du bord de mer vous pourriez discerner une détermination à célébrer pleinement la fête.

L’humeur festive a sans doute été renforcée par l’espoir d’un échange imminent de prisonniers pour la libération de Gilad Shalit – et par la perspective crédible ou non qu’il serait suivi par une levée au moins partielle du siège par Israël.

Mais ce que ne peuvent néanmoins déguiser ni les célébrations de l’Eid ni le flux constant mais onéreux de biens de consommation par les tunnels c’est l’étendue et l’impact de la régression dans le développement de Gaza. Jadwat Khoudary l’un des hommes d’affaires les plus importants de Gaza souligne que dans les périodes « normales » – sans le terrible besoin actuel de reconstruction subséquent à la guerre – les besoins quotidiens de Gaza s’élevaient à environ 1.500 tonnes de ciment. Le ciment coûteux qui arrive via les tunnels n’est que d’à peu près 150 tonnes juste de quoi réparer leurs maisons endommagées par la guerre pour un assez petit nombre de familles.

Et il donne un exemple frappant de cette économie façon Alice au Pays des Merveilles à partir de l’une de ses entreprises qui à la différence de plusieurs centaines d’autres a de justesse réussi à se maintenir. Elle fabriquait de la mousse flexible utilisée dans la production de masse de coussins. Mais dès lors que les matières chimiques brutes ne peuvent plus provenir d’Israël l’usine ne produit plus qu’à peine 5% de ce qu’elle faisait en découpant et en façonnant de la mousse toute prête importée au travers des tunnels. Il a donc licencié plus de 200 ouvriers ; la plupart de ceux qui ont retrouvé un emploi sont allés « soit dans la police interne du Hamas la police ¬[régulière] le Ministère de l’Equipement [tenu par le Hamas] ou vers des municipalités appartenant au Hamas. Comment puis-je les blâmer si je ne peux plus leur verser de salaires ? »dit-il.

Nous sommes en train de parler à la veille de l’Eid dans son restaurant – à la mode mais vide en cette fin d’après-midi – du bord de mer. « Pourquoi à votre avis n’y a-t-il personne ici ? » demande-t-il. « Parce que la plupart des gens jeûnent avant l’Eid. Voilà vingt ans il n’y a qu’une personne sur cent qui l’aurait fait. Maintenant ce sont à peu près 90% ». Bien que le Hamas n’ait pas publié de directives à ce sujet Khoudary croit que le phénomène résulte de messages transmis à partir des mosquées depuis que le Hamas est arrivé au pouvoir. Il voit en ceci de même que l’évolution similaire dans le nombre de ceux qui se rendent régulièrement à la mosquée pour prier une évidence de la « crédibilité dans la rue » dont bénéficie le Hamas islamique – ce que la guerre de l’hiver 2008-2009 n’a rien fait pour restreindre.

Selon Khoudary ces évolutions sont fonction de ce qu’il appelle « un siège mental » dans lequel le manque de contacts avec le monde extérieur est en train de replier Gaza sur soi-même. Pour prendre un seul exemple un coup d’arrêt complet a été porté au flux jusque là continu de plusieurs centaines d’étudiants partant après leur diplôme universitaire pour poursuivre des études à l’étranger ou dans des universités israéliennes. Israël a maintenant exploité le blocus pour empêcher les étudiants de voyager même en Cisjordanie sans même parler d’Israël ou de pays étrangers. Grâce aux tunnels remarque Khoudary et sous réserve que vous en ayez les moyens « vous pouvez sous 36 heures vous faire livrer n’importe quoi. Mais le siège mental est le plus dangereux et le plus nocif ».

Personne ici n’a fait davantage pour atténuer ce « siège mental » que John Ging le directeur des opérations de l’Agence Soulagement et Action (UNWRA) des Nations Unies en charge de l’éducation et du bien-être de presque un million de réfugiés Gazaouis. Ging ancien officier de l’armée irlandaise est un homme de courage ; il se trouvait dans les locaux de l’UNWRA quand son entrepôt a été détruit par des bombardements au phosphore blanc durant la troisième semaine de l’Opération Plomb durci. Ging reconnaît qu’il ne s’agit pas d’une « urgence humanitaire typique » rendue visible par « des corps émaciés et un service médical débordé » – tout en soulignant que 80% des Gazaouis dépendent de l’aide alimentaire que les services de santé sont surchargés même s’ils font face et que les installations pour l’approvisionnement en eau et les égouts sont au bord de la rupture avec 80 m3 d’eaux usées non traitées déversées chaque jour dans la Méditerranée 80% de l’eau potable au dessous des standards minima de salubrité [normes internationales WHO 1993] et que 60% de la population n’a qu’un accès intermittent à l’eau. ‘Le problème est ici » dit-il « la destruction d’une société civilisée et ce qu’en sera l’impact sur la solution de ce conflit ».

Comme Jadwat Khoudary Ging a pourtant peur de l’extrémisme que la situation « dévastatrice » de Gaza menace d’engendrer y compris parmi des écoliers. « Comment les motiver pour réaliser leur potentiel scolaire tandis que leurs pères et mères leurs frères et sœurs n’ont pas d’emploi et aucune perspective d’en obtenir ? Ils écoutent chaque jour une rhétorique hautement destructrice qui tire profit de leur expérience concrète très négative – et qui essaie de la connecter à une activité violente laquelle serait la voie pour sortir de cette situation ». L’UNWRA affirme Ging s’efforce de contrecarrer cette tendance par l’éducation.

Mais ajoute-t-il le plus important est de modifier les circonstances. L’école secondaire de filles A tenue par les Nations Unies à Zeitoun dans la zone même où le malheur s’est abattu sur la famille Samouni aide à illustrer ce point. Trois de ses élèves ont été tuées au cours de la guerre 25 ont été blessées et bien plus encore se sont retrouvées sans abri du fait des destructions. A la fin du mois dernier l’école a programmé une journée d’activités variées pour renforcer une autre initiative de Ging – initiative qui ne serait peut-être pas superflue dans de nombreuses écoles britanniques – à savoir le programme Respect et Discipline. Ces activités allaient d’un défilé – « nous l’appelons ̏ militaire ̋ parce que nous voulons la discipline de soldats sans la violence » expliquait l’enseignante Soha Sohoor – jusqu’à une saynète figurant un tribunal dans lequel des adolescentes tenaient les rôles féminins de magistrat professeur médecin ingénieur et femme au foyer en se défendant avec succès contre la réglementation draconienne d’un juge misogyne. Après quoi quatre jeunes filles de quatorze ans ont avec une élocution claire discuté de sujets allant de la violence domestique à l’impact que la guerre du précédent hiver sur la détermination de toutes quatre à aller à l’Université. Toutes se déclaraient en faveur d’une solution à deux états basée sur les frontières de 1967.

Shaima Remlawi qui étudie l’anglais veut devenir une interprète internationale mais elle se voit aussi militer pour les droits des femmes – en particulier contre les mariages précoces et les pères qui dissuadent leurs filles de compléter leur instruction. « Je ne veux pas me marier avant que j’aie plus de 20 ans » a-t-elle déclaré. Afrian Naim désire être journaliste « afin de porter le message des Palestiniens tout à travers le monde ». Islam Aqel aspire à devenir à la fois professeur et « une romancière qui puisse écrire des livres que tout le monde puisse lire ». Et Ahlam Al-Haj Ahmed affirme : « Je veux devenir une journaliste qui écrit sur les souffrances du peuple palestinien. Mais je tiens à agir dans la société à être membre du Parlement palestinien pas au Fatah ni au Hamas mais comme indépendante de sorte que je pourrai dire aux autres quand ils agissent bien et quand ils n’agissent pas bien ».

Il est difficile de ne pas être impressionné par ces jeunes filles débordantes de saines ambitions. Mais difficile aussi de ne pas se demander – en l’absence de ce « changement de situation » un terme mis au siège matériel et mental de Gaza – combien de temps se passera avant que leurs rêves ne s’effondrent en une irrémédiable désillusion. « Le temps joue contre nous dit Ging. Une génération entière va arriver à l’âge adulte ».

http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/gaza-one-year-on-the-aftermath-of-a-tragedy-1837125.html#

(Traduit de l’anglais par Anne-Marie PERRIN pour CAPJPO-EuroPalestine)

CAPJPO-EuroPalestine

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