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La Palestine entre exils et légendes

samedi 3-février-2018

Karim Kattan jeune écrivain palestinien livre avec Préliminaires pour un verger futur trois histoires d’amour qui renvoient successivement au passé au présent et au futur de la terre natale de Palestine. De Shanghaï à Jérusalem de Gaza à Bombay chacun des personnages de ces nouvelles tente dans l’exil du pays et de la langue de forger son propre récit.
Préliminaire pour un verger futur première œuvre du jeune écrivain franco-palestinien Karim Kattan1 comprend trois nouvelles : « Iode » « Bombay midi à la fin août 1948 » et « Préliminaires pour un verger futur » qui racontent la Palestine depuis différents lieux mêlés d’exil.
Le récit s’ouvre sur l’évocation d’un silence :
Il n’a rien dit sur la route de Ramallah à Gaza. Il n’a pas ouvert la bouche lorsque nous avons traversé le barrage militaire (p. 9).
Le silence se prolonge et c’est finalement quand une porte se referme que la parole finit par sortir :
Il n’a parlé que lorsque nous avons refermé la porte derrière nous dans la chambre d’hôtel (p. 9).
L’intimité et l’intériorité brisent le silence d’une parole qui semble incapable de se dire dans l’espace public et extérieur. Dès les premières lignes le lecteur est plongé dans l’univers singulier qui règne dans tout le reste de ce recueil. Dans ces quelques lignes la mention des villes suggère directement l’espace palestinien que ces trois nouvelles cherchent à décrire. Car il s’agit bien ici de décrire la Palestine ou plutôt de la raconter mais par l’intime et l’intériorité des individus dispersés. Il s’agit de l’écrire de la recréer et de la construire comme fiction depuis l’étranger.
Pour se faire Karim Kattan a fait le choix du français un français à la fois poétique et truculent. L’arabe est cette langue qui tue et qui doit être tue comme le rappelle la voix d’une mère qui s’entrelace au récit du narrateur dans la première nouvelle.
Ta mère te dit non ne parle pas ta langue pas ici parle les langues qu’on t’enseigne à l’école oublie la langue rauque de la mémoire non il ne faut surtout pas avoir de mémoire car je veux que tu vives (p. 14).
Interdite bannie ou salvatrice la langue arabe resurgit aussi dans les détails d’un soupir ou d’un mot d’amour des autres nouvelles.
Avant qu’elle ne raccroche il soupira – et la phrase sortit en arabe des tréfonds de son enfance : « Sakakin fi albi » des couteaux dans mon cœur (p. 108).

« L’adresse tatouée de notre anéantissement »

Deux amoureux l’un de Gaza l’autre de Cisjordanie tous deux revenus à la faveur des accords d’Oslo se retrouvent dans une chambre d’hôtel à Gaza. L’incongruité de la situation créée par les accords d’Oslo en Palestine éclate au grand jour : c’est le budget d’une agence d’aide étrangère « à écouler » avant la fin de l’année « pour pouvoir prétendre à de nouvelles subventions » qui finit par faire d’une mission à Gaza — parce que « ça coûte cher et ça fait bon genre dans les rapports d’activité » (p. 22) — le théâtre de cette échappée amoureuse.
Derrière la façade du bleu de mer — inaccessible pour les Cisjordaniens par-delà l’hôtel pour étrangers impersonnel qui pourrait être aux Caraïbes à Miami ou ailleurs il y a toute l’histoire sanglante de la bande de Gaza pour qui la (re)connaît ces quatre enfants de la guerre de 2014 bombardés sur la plage « un œil en compote parmi les coquillages » (p. 38). Il y a aussi non loin la présence israélienne en creux : les coordonnées géographiques (« nous sommes à trente et un degré vingt-six minutes et trente-cinq secondes de latitude nord… ») qui reviennent à plusieurs reprises ; celles de l’hôtel des journalistes et des humanitaires internationaux ; celles qu’Ari soldat israélien — l’un des seuls à avoir un prénom — utilise pour les cibles à bombarder ou à éviter. À propos des enfants qui jouent au football sur la plage le texte interroge : « Quelle langue parlent-ils ? À quelles coordonnées exactement ? » (p. 37) façon de désigner la malédiction du lieu « l’adresse tatouée de notre anéantissement » (p. 41).

L’errance et la solitude

La seconde nouvelle entre dans l’intimité de la vie d’Émilie née à Bethléem au temps de l’empire britannique. Elle accompagne son mari commerçant d’Omdurman à Kobé de Shanghai à Bombay. Elle raconte l’histoire de son existence en tant que femme au rythme des départs successifs et en tant que mère avec la mort touchante de deux enfants en bas âge. L’errance et la solitude à l’étranger où il ne faut s’attacher à rien si ce n’est à un dessin japonais à une fleur de cerisier Émilie les affronte en s’accrochant solidement à la Palestine. Ce lien elle le cultive avec ses sœurs celles qui sont sur la photo de famille par l’écriture de lettres — dont celles de la fin août 1948 — qui resteront déchirées et ne seront jamais postées de Bombay.
Ce lien elle le conserve aussi en reconstruisant en elle-même pour pallier la perte le foyer et le pays qu’elle a quittés :
L’homme la tête perdue dans les feuilles du figuier lui a donné l’occasion d’errer loin dans l’Empire de recréer dans son corps la maison de Bethléem afin qu’elle ne la perde jamais (p. 68).
L’histoire d’Émilie recueillie à la veille de sa mort par le narrateur c’est une prémonition de la dispersion à venir. En 1948 mystère des lettres à jamais perdues qui n’est pas élucidé par l’écriture « elle sait bien qu’il se passe quelque chose là-bas. On sent quand notre maison est en danger » (p.74). L’histoire collective de la Palestine vient se mêler à histoire personnelle et individuelle :
Une fois la nuit tombée [alors qu’elle quitte Kobé bombardée] elle se rend à nouveau sur le pont du navire et aperçoit la ville en flammes. Émilie comprend qu’ils n’auront pas de foyer avant longtemps. Elle se dit qu’elle en fera un dans son corps (p. 65).

Destins croisés

Dans la troisième nouvelle un Palestinien immigré à Londres vit une histoire d’amour dévastatrice avec Asma une Palestinienne brillante de la bourgeoisie de Jérusalem pendant la seconde intifada des années 2000.
C’est encore d’une Palestine lointaine et de destins croisés out of place qu’il est question dans cette dernière nouvelle qui donne son titre au recueil. Comme dans la première il s’agit d’une histoire d’amour secrète volée entre deux Palestiniens que l’existence a dispersés et qui se retrouvent qui à Gaza qui à Londres dans l’espace d’une Palestine reconstruite entre proximité et distance entre eux et entre eux et leur pays :
Nous oiseaux migrateurs ne pouvons nous permettre d’oublier notre chemin quand bien même nous ne l’emprunterions plus jamais (p. 105).
Loin de son pays le personnage masculin se crée un espace palestinien intérieur à travers sa relation adultère avec Asma :
C’est un mystère pour Asma qu’il épouse une étrangère. […] Ta femme ne te comprendra jamais. Il aurait voulu lui expliquer que c’était ça qu’il recherchait. Ne pas être compris était un apaisement. Avec sa femme il disposait d’un espace mental auquel elle n’avait pas accès (p. 111).
Asma rayonne dans la capitale britannique ; la figure du Palestinien sans nom elle s’efface devant le silence d’Asma face à la trivialité de « la communication quotidienne qui lui paraissait superflue et fatigante » (p. 92) mais plus encore devant sa frénésie d’histoire « l’histoire des forêts ardentes de leur pays […] ce qu’elle appelait la légende » (p. 97).
De fait sur un ton biblique épique homérique qui laisse de moins en moins de place à la narration entre séparation annoncée et seconde Intifada à Bethléem sur l’écran de télévision c’est un flot narratif qui dans des temps immémoriaux finit la nouvelle en contant l’histoire d’une forêt de musiciens et d’un chant triste de gitanes aux voix de Cassandre des anciens à qui on demande conseil et d’un pays maudit ravagé par les flammes où la mémoire réclame le sang de victimes. Ce flot narratif aux accents on ne peut plus contemporains emporte tout sur son passage jusqu’à ce que « les assassins part[ir]ent et laiss[èr]ent derrière eux une très belle terre ».
Le livre de Karim Kattan précis et bouleversant s’inscrit dans ce que le déchirement de la Palestine produit de plus profond et de plus fécond. En recherchant le passé et ses traces Karim Kattan cherche à maîtriser le territoire qui se dérobe. C’est par le temps que l’espace perdu est retrouvé :
Ça ne devrait pas être ici ça ne devrait pas être maintenant. La prochaine fois je t’aimerai là où je dois t’aimer à Haïfa à l’orée des forêts qui brûlent à Jéricho à l’ombre des bananeraies ; dans les colonies et sous le ciel de béton et dans les maisons évacuées dans la capitale dévastée de néon et de métal la prochaine fois dans tous les vergers du futur la prochaine fois sous les arbres sous les eaux sous les fleurs (p. 127-128).

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