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Le salafisme produit transgénique de la mondialisation

samedi 14-novembre-2015

Si tous les salafistes ne sont pas djihadistes tous les djihadistes sont désormais peu ou prou salafistes. En France on en dénombre près de 30 000 dont à peu près un tiers de convertis. Statistiquement marginaux leur piété exemplaire leur confère néanmoins une légitimité unique et un prestige sans égal dans les «quartiers». C’est à la fois une secte médiévale – intolérante bigote millénariste – et une hérésie moderniste s’attaquant à l’autorité de la tradition. Un néo-traditionalisme qui a gagné la bataille du passé en le recréant de toutes pièces.

« Monsieur Islam n’existe pas » a dit un jour la sociologue Dounia Bouzar. Au vu de la pluralité. des islams on ne saurait lui donner tort. Il n’empêche : s’il y a des musulmans qui se proclament seuls gardiens de la vraie foi ce sont les salafistes. Dans Penser l’islam dans la laïcité (Fayard 2008) Franck Frégosi les assimile à une « ecclesia islamica pura » une assemblée de purs propriétaires du dogme originel. Ils ont repris à leur
compte un hadith apocalyptique : « Il arrivera à ma communauté ce qui est arrivé aux fils d’Israël. Ils se
sont divisés en 72 sectes. Ma communauté se divisera en 73 sectes – une de plus. Toutes iront en enfer à l’exception d’une seule. »

Les salafistes donc communauté élective promise au paradis des croyants.

Un islam amnésique
 Difficile de les définir tant le salafisme est un mot fourre-tout polysémique une sorte d’auberge
espagnole de tous les intégrismes dans sa version arabo-andalouse qui
emprunte à l’ensemble des courants rigoristes de l’islam. « Le salafisme le fondamentalisme et le réformisme
appartiennent au même champ sémantique » précise Hamadi Redissi dans
son indispensable Pacte de Nadjd ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam (Seuil 2007).

Le salafisme pr.ne un islam amnésique de sa propre histoire sous vide in vitro religieusement prophylactique discriminant (à la manière des maniaques et des phobiques) le pur de l’impur le halal de l’haram le
croyant du mécréant l’homme de la femme. Il oppose un temps antérieur . toute chose celui de la révélation – figé immuable immaculé et continuellement réactualisé – à la longue durée vivante précaire contradictoire selon des
conceptions indifféremment braudélienne et bergsonienne.

Son souci principal se résume à renouer avec le mythe d’un âge d’or hystérisé objet d’un fantasme de réappropriation. Les premiers temps de l’oumma la « communauté des croyants » l’islam tel que l’auraient enseigné le Prophète et propagé ses premiers compagnons – les salaf ou mieux : les salaf al-salih les
« pieux ancêtres » et les « pieux prédécesseurs » purs d’entre les purs.

Si le propre des fondamentalismes consiste à réinventer une tradition il s’agit à tous les coups d’une tradition apocryphe reconstruite a posteriori en carton-pâte vouée à ressembler à un mauvais décor de cinéma ou à un docufiction sans âme.
Un artefact de religion autrement dit : un faux lequel doit être plus vrai que nature afin de produire un effet d’authenticité. Dans la vision fondamentaliste le contexte (l’histoire humaine) souille le texte (la parole
divine).

Il faut donc bannir le premier et s’en tenir à un littéralisme aussi salvateur qu’exigu : le Coran et la Sunna sans autre médiation que Mahomet et les trois premières générations de l’islam (« les meilleurs de ma communauté sont ma génération celle qui vient après et celle qui vient après »). La sola scriptura à la sauce islamique.

Salafisme et évangélisme frères ennemis

C’est chez les  salafistes que l’on vérifie combien le religieux s’est génétiquement modifié ces dernières décennies. Désormais il relève plus de l’ingénierie moléculaire que de la disputatio théologique naguère pratiquée avec science par les oulémas les clercs et les vieilles écoles d’interprétation autant de reliquats poussiéreux que les salafistes veulent congédier. Plus conséquents que leurs concurrents en matière de surenchère religieuse ils ont pris acte que l’islam historique est mort. En lieu et place ils ont chimiquement recréé un paléo-islam de synthèse à partir de son ADN fossile présumé. : l’âge d’or de la cité de Médine où régnait l’harmonie dans l’unité si bien que leur
islam n’est pas incréé mais recréé et cloné comme dans un Jurassic Park islamique. Tel est le « moment zéro de l’islam » (devenu pour eux réalité) qu’exorcise l’écrivain algérien Kamel Daoud auteur de Meursault
contre-enquête (Actes Sud 2014) dans des interventions implacables qui lui ont valu une fatwa. D’où notre sidération face aux aliens hybrides de l’État islamique aux vélociraptors de Boko Haram aux gangsta-djihadistes des
banlieues européennes élevés dans l’islam carcéral.

Mais les uns et les autres ne sont jamais que les doubles de nos fantasmes mutants de nos terreurs cinématographiques de notre transhumanisme expérimental. La destruction des peuples et des identités qui avaient pourtant traversé l’épreuve du temps a abouti à une tabula rasa lande stérilisée où plus rien ne pousse sauf ces monocultures hors-sol que sont le salafisme et l’évangélisme frères ennemis. Car de facto on n’a pas
procédé différemment : ici comme ailleurs on a détruit la biodiversité ethnique religieuse culturelle pour y semer du soja transgénique et des barbus.

Si donc le salafisme s’implante aussi aisément c’est qu’il remplit deux des conditions du succès dans un monde globalisé au sein duquel la religion n’est plus co-extension d’une identité culturelle et historique : la déterritorialisation et la déculturation. « Le fondamentalisme est la forme du religieux la mieux adaptée à la mondialisation » précise Olivier Roy dans La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture (Seuil 2008) un livre qui a fait date en dépit d’un postulat de départ hasardeux : la conviction que l’islam radical va bien finir
par disparaître de lui-même au motif qu’il échoue invariablement dès qu’il s’installe quelque part au pouvoir (comme s’il suffisait qu’une chose soit promise à l’échec pour que les hommes y renoncent !). Battu partout l’islamisme radical renaît partout n’en déplaise à l’islamologue. 

Nonobstant cela ses analyses sur les métamorphoses du religieux sont parmi les plus stimulantes. Olivier Roy fait ainsi remarquer que la sécularisation loin d’avoir aboli le religieux l’a au contraire rendu autonome et fluide en l’affranchissant de ses marqueurs politiques et institutionnels. « En détachant le religieux de notre environnement culturel écrit-il elle le fait apparaître au contraire comme du pur religieux » quel que soit le fuseau horaire.

L’espace du théologico-politique celui occupé jadis par les églises traditionnelles (catholicisme hanafisme
musulman dénominations protestantes classiques) recule partout alors que les religions mutantes et postmodernes déconnectées de leur berceau d’origine tout à la fois transnationales et transculturelles progressent. C’est vrai d’abord du salafisme parfaitement calibré à la demande globale religion vierge comme
les terres du même nom sans supplément d’âme artistique sans éclairage philosophique sans contenu théologique – les uns et les autres suspectés d’hérésie de paganisme d’iconolâtrie. Ainsi va la « sainte ignorance » quand la foi évacue dans un élan purificateur le contextuel l’historique et l’exégétique. Ne reste plus qu’une
« esthétique hallucinée par le Vide » selon les mots de Kamel Daoud. « Rien ne doit dépasser sous peine d’être interprété comme un appel à la décapitation. »

Avec tout cela les salafistes n’en demeurent pas moins huntingtoniens. Ils croient au choc des civilisations (le choc c’est eux) mais les civilisations à l’instar des religions sont soumises au même processus d’escamotage de telle manière que l’on puisse leur substituer des contrefaçons au mode d’emploi élémentaire. Pour cela on a recréé une culture islamique factice dont on assure la promotion à travers des éléments de langage : inflation de formules pieuses exacerbation d’une piété ostentatoire et recours à des codes vestimentaires identifiables.

La barbe (idéalement sans moustaches assorties) et la djellaba qui s’arrête réglementairement aux chevilles comme au temps du Prophête. De leur côté les femmes portent le jilbab qui couvre tout leur corps hormis les pieds et les mains ; quelques-unes le niqab.

Le wahhabisme a tout simplifié

Selon la distinction académique d’Ernst Troeltsch les églises demandent peu à beaucoup de gens alors que les sectes demandent beaucoup à peu de gens. Un investissement total et sans partage. On sait où classer les salafistes. Dans Le salafisme aujourd’hui (Michalon 2011) Samir Amghar rappelle combien ils sont exclusivistes. Les Frères
musulmans peuvent fréquenter une mosquée salafiste l’inverse n’est pas concevable. De même les Frères peuvent se solidariser de la République islamique d’Iran ou du Hezbollah c’est exclu pour les salafistes.

De leur point de vue le chiisme est une hérésie ; le soufisme une déviation. Plus généralement
toutes les interprétations postérieures aux « pieux ancêtres » – les « innovations blâmables » qui remontent pour la plupart aux Abbassides plus d’un millénaire au compteur tout de même – sont rejetées. Par commodité on a pris l’habitude de diviser le salafisme en deux grandes tendances entre lesquelles il y a cependant une grande porosité : un salafisme politisé minoritaire occasionnellement révolutionnaire qui peut basculer dans le djihadisme ; et un salafisme piétiste ou quiétiste inspiré du wahhabisme et des cheikhs de la Péninsule arabique qui a la caractéristique d’être ultra-conservateur tant au niveau social que moral prônant un retrait relatif
par rapport à une société perçue comme impie. Le salafiste veut se changer avant de changer le monde dans un premier temps du moins.

« Dieu ne modifie rien en un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui ». La méthode ? Confessionnaliser
la société plutôt que politiser l’islam. éoriquement les salafistes ne s’engagent pas dans l’action politique – ce qui les distingue là aussi des Frères musulmans. Mais de fait et l’argent saoudien aidant à travers le financement de mosquées de centres islamiques de journaux télévisions sites et autres organisations de bienfaisance ils sont entrés en politique en Algérie en Égypte au Moyen-Orient. La mondialisation du salafisme c’est d’abord
l’œuvre du wahhabisme l’idéologie officielle du royaume saoudien.

Hamadi Redissi a parfaitement démontré les affinités électives entre le salafisme et le wahhabisme. Le premier est un produit dérivé du second. Du nom d’Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792) le wahhabisme fut d’abord rejeté comme une secte intransigeante – on accusa son fondateur d’être un faux prophète ce qui lui valut le surnom de « l’égaré qui égare »
– avant de dominer le sunnisme. Sa grande force aura été d’anticiper de deux siècles le réveil des musulmans.

C’est la Nahda l’éveil de l’islam . la modernité qui n’est pas sans rappeler les « Grands Réveils » américains (Great Awakenings) périodes de revivalisme religieux et de raz-de-marée évangélique. Le wahhabisme a tout simplifié. Ainsi a-t-il constitué la réponse la plus efficace de l’islam à la crise de la tradition et au choc produit par l’irruption soudaine et brutale de l’Occident qui a laissé dans le monde arabo-musulman une profonde blessure narcissique. « L’Europe entre en scène souverainement et incroyablement supérieure » note Hamadi Redissi.

Face à un islam assoupi rhétorique et sclérosé se dresse alors en guise de contrepoison et de contre-offensive une nouvelle foi indistinctement fondamentaliste réformiste ou salafiste. Le wahhabisme en sera la première expression. Il détruira deux éléments essentiels de la religion populaire : le culte des morts et le culte des saints. Au nom de l’unitarisme islamique les tombes ne peuvent se substituer à la mosquée comme lieu de prière et les saints – assimilés à une résurgence du polythéisme
 – ne peuvent faire figure d’intercesseurs sauf à pêcher par « associationnisme » incompatible avec  le Dieu exclusif qui par définition ne peut avoir de partenaires. Partisans d’un puritanisme extrême les wahhabites traquent l’impur partout et en tout lieu : to purify « se purifier ». Ce qui s’est traduit par l’interdiction du tabac de la soie de l’or du rire des jeux des sports des instruments de musique etc. Ils pourfendent le paganisme qui affleure dans les livres mystiques des soufis et chez « les Bédouins ignorants les saints innovateurs les oulémas égarés ». (Hamadi Redissi).

“Fous d’Allah” et “diables de mécréants”

Dans leur quête obsessionnelle de pureté les wahhabites pilleront et profaneront les villes saintes de Kerbala (1801) de La Mecque et de Médine dont le tombeau du Prophète (1803-1806). D’où les innombrables résistances de l’islam historique à leur encontre. Le secret de famille a été si bien conservé (qui évoque aujourd’hui la mise à sac des villes saintes ?) que les Saoudiens passent pour les garants de la tradition. Si « la secte wahhabite a été réhabilitée par la communauté » explique Hamadi Redissi c’est que « l’hérésie est devenue la nouvelle orthodoxie islamiste ».

Salafisme en islam évangélisme chez les protestants (sans violence néanmoins pour celui-ci ce qui change considérablement la donne) : c’est la conception classique de la religion qui est entrée en crise celle des religions héritées – le temps de La religion pour mémoire (Cerf 1993) pour reprendre le titre du livre de Danièle Hervieu-Léger – laquelle englobait une vaste zone grise allant de la foi à l’impiété dans un dégradé d’attitudes religieuses
(ou antireligieuses) depuis le fidèle jusqu’au libre-penseur en passant par le croyant non pratiquant et l’agnostique. C’est cela qui a disparu avec la sécularisation et l’avènement du « pur religieux ».
Par là les nuances sociales d’un purgatoire religieusement diffus se sont estompées tout autant qu’une culture religieuse commune partagée aussi bien par les croyants que par les non-croyants.

Désormais il n’y a plus qu’une alternative : ou bien l’enfer ou bien le paradis dans lesquels se renvoient tour à tour les « fous d’Allah » et les « diables de mécréants ». Au fond le huit clos se résume à un face à face
impossible entre Charlie Hebdo et les frères Kouachi pareillement sacrilèges : la religion de l’athéisme au défi de la
sainte ignorance.

Cet article signé de François Bousquet est paru dans la revue Éléments
en juillet 2015. Pour en savoir plus : www.revue-éléments.com

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