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Les ravages irréversibles de la guerre

mercredi 8-mai-2019

C’était un après-midi de juillet torride et l’onde choc des bombes était si intense que son corps semblait vibrer au même rythme. Elle n’a pas eu le temps de se demander si elle devait mettre son hidjab quelles affaires elle devait emporter ni même où elle allait se réfugier. Sans réfléchir Amal a suivi ses voisins qui fuyaient en masse dans les rues d’al-Shujaiea se poussant et se bousculant sans même savoir où ils allaient.
Couverte de sueur le cœur battant la chamade Amal a tenté de se protéger des gaz lacrymogènes en se couvrant le nez et la bouche avec sa manche. Mais ça n’a pas marché et Amal la gorge en feu s’est mise à éternuer tousser et cracher.
La scène que je viens de décrire se passait en 2014 pendant le dernier grand assaut de l’armée israélienne contre Gaza. Mais plus de quatre ans plus tard Amal (*) 46 ans continuait à souffrir de crises compulsives de toux et de crachats ; elle avait essayé de s’en guérir en mâchant du chewing-gum mais ça n’avait pas marché. C’était particulièrement gênant lorsqu’Amal était en société. Malgré des visites répétées chez un oto-rhino-laryngologiste sa gorge continuait à la faire souffrir.
Les médias internationaux passent à autre chose lorsqu’une guerre prend fin mais les victimes continuent d’en subir les conséquences tant visibles qu’invisibles pendant des années. Il y a beaucoup d’autres Amals à Gaza qui souffrent toujours des agressions israéliennes antérieures. L’Organisation mondiale de la santé estime qu’à la suite des violences de 2014 20 % de la population de Gaza a développé des problèmes de santé mentale. De même une étude sur les enfants menée par Abdelaziz Thabet en 2017 a révélé que près d’un tiers d’entre eux souffraient d’un trouble de stress post-traumatique (SSPT).
Les effets de la violence sont encore aggravés par la pression chronique du chômage et le manque d’espoir en un avenir meilleur. Aujourd’hui la Palestine est le pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord où les habitants souffrent le plus de dépression et de troubles anxieux ; certaines estimations suggèrent que plus de 40 % des Palestiniens sont atteints de dépression clinique (1) ce qui est le taux le plus élevé du monde.
De nombreux malades ne demandent pas d’aide parce qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils sont atteints de cette pathologie ou en ont honte du fait de la stigmatisation associée au traitement psychiatrique dans une société conservatrice. On dispose de peu d’informations sur le nombre de suicides ou de tentatives de suicide car les dirigeants ont peur de l’impact qu’elles auraient sur le moral des gens et de l’image que les médias occidentaux ou les factions d’opposition toujours prêtes à exploiter le moindre signe d’échec du leadership donneraient d’eux.
Toutefois les quelques statistiques disponibles montrent une tendance à la hausse. Selon un rapport il y a eu 226 tentatives en 2010 624 en 2015 et 208 rien qu’au premier trimestre de 2017. (Il est à noter que ces chiffres sont probablement sous-estimés puisque de nombreuses tentatives ne sont pas signalées.)
Cependant à mesure que le problème devient plus difficile à nier de plus en plus de Gazaouis cherchent à se faire aider. Selon le Centre Al-Mezan pour les droits de l’homme le nombre de patients envoyés à l’unique hôpital psychiatrique de la région a augmenté de 21 % depuis 2016. De même le nombre de personnes qui se sont rendues dans des cliniques pour des troubles mentaux ou émotionnels a augmenté de 69 % au cours de la même période.
Amal est l’une d’entre elles. Après avoir appris qu’une parente avait réussi à s’en sortir elle a finalement demandé l’aide du psychologue Sami Owaida. Il lui a diagnostiqué un trouble obsessionnel-compulsif (TOC) causé par le trauma de la guerre. Son subconscient est resté bloqué sur un nœud de souvenirs ce qui fait qu’elle revit sans cesse les moments passés au milieu des corps carbonisés et des gaz suffocants. Elle a été soignée par une combinaison d’antidépresseurs de thérapie cognitive comportementale et d’une technique appelée Exposition avec prévention de la réponse (ERP).
Owaida décrit comment après avoir identifié la nature et la source de sa peur il l’a aidée à la surmonter en la lui faisant revivre jusqu’à ce qu’elle devienne insensible aux souvenirs. « Elle a commencé la thérapie en octobre et aujourd’hui elle est guérie à 90 % » ajoute-t-il.
Owaida travaille pour le Programme privé de santé mentale communautaire de Gaza créé en 1990 qui compte trois antennes dans la bande de Gaza. Il complète le système gouvernemental saturé qui a la charge d’une population de 2 millions d’habitants et qui gère le seul hôpital spécialisé en santé mentale de toute la bande de Gaza. Il a ouvert ses portes en 1970 mais les services de santé mentale ont terriblement manqué de financement et de cohésion jusqu’en 2008 date à laquelle le gouvernement a établi une direction générale pour cette spécialité.
Aujourd’hui le directorat gère également six centres communautaires de santé mentale. Parmi ses 149 employés on compte 49 infirmières 14 médecins 25 psychologues 17 travailleurs sociaux 12 pharmaciens et 18 spécialistes en réadaptation. Après l’agression israélienne de 2014 un centre de jour a été ajouté.

Le traumatisme collectif altère le tissu social

Selon Samah Jabr une psychothérapeute de Jérusalem qui dirige l’unité de santé mentale du ministère de la Santé de l’Autorité palestinienne le stress post-traumatique (ESPT) est la maladie mentale la plus souvent diagnostiquée en Palestine. Cependant elle dit que cette nomenclature ne rend pas bien compte de la nature de la condition palestinienne. Par exemple « post » implique que le traumatisme initial a pris fin. Pourtant pour les Palestiniens vivant sous occupation ou blocus le traumatisme « est au contraire constamment aggravé. Il ne peut pas y avoir de sentiment de sécurité « post-traumatique ».
De même la définition traditionnelle du « traumatisme » est trop étroite dit-elle. En plus de la violence les humiliations et la déshumanisation subies au quotidien détruisent progressivement non seulement les personnes mais la société dans son ensemble.
« Tout comme le traumatisme individuel affecte les tissus cérébraux d’une personne le traumatisme collectif affecte l’intégrité du tissu social : la capacité à développer des liens la confiance les normes les visions du monde et les conventions morales » dit Jabr.
Owaida opine et parle des manifestations hebdomadaires de la Grande Marche du retour à Gaza qui ont commencé le 30 mars et qui ont fait à ce jour 256 morts et plus de 28 000 blessés. Beaucoup de jeunes tués ou mutilés sont allés braver délibérément la mort à la clôture de séparation avec Israël comme s’ils n’en avaient pas peur. Mais pour lui la véritable raison de leur bravoure est différente : « Leurs actions peuvent sembler héroïques mais en fait elles montrent que nous avons un grave problème de santé psychique. »
Malheureusement regrette-t-il le traitement n’a que des effets limités car les psychiatres ne peuvent pas s’attaquer au problème fondamental : l’écrasante occupation israélienne et le blocus.
« J’ai traité un enfant de 10 ans souffrant d’énurésie et d’autres symptômes post-traumatiques comme le trouble de l’attention (TDA) l’anxiété et l’agressivité. J’ai travaillé avec lui ses parents et ses enseignants dans un processus de collaboration systématique. Nous avons constaté des progrès jusqu’à ce qu’Israël lance sa troisième agression en 2014 et détruise sa maison. Alors son état s’est aggravé. J’ai dû repartir de zéro. »
Il y a aussi des obstacles locaux à la santé mentale. Les croyances culturelles découragent de nombreux Palestiniens d’avouer aux membres de leur famille à leurs amis ou même à eux-mêmes qu’ils ont besoin d’une aide psychologique. C’est particulièrement vrai pour les jeunes femmes qui craignent d’être considérées comme « folles » ce qui découragerait leurs éventuels prétendants. C’est pourquoi la plupart des Gazaouis préfèrent se faire aider par un cheikh ou un érudit religieux qui leur lit des versets du Coran ou des prières de guérison appelées ruqya. Mais Owaida n’y croit pas pour lui ce ne sont que « des vœux pieux ».
Jabr a constaté que contrairement aux Occidentaux dont la culture est individualiste les Palestiniens préfèrent des approches comme les réunions informelles où l’on peut faire de la thérapie de groupe. Comme Owaida elle croit que la clé de la guérison est de permettre et d’encourager l’anamnèse (2) la clairvoyance et la solidarité. Elle cite la campagne #WeAreAllMary en faveur des femmes vivant à Jérusalem comme exemple d’une action de solidarité de groupe qui joue également le rôle de soutien psychologique.
« Le fait que des personnes de Palestine ou d’ailleurs se tiennent aux côtés des opprimés et de ceux qui souffrent est thérapeutique en lui-même » conclut Jabr.
(*) Son vrai nom n’est pas utilisé à sa demande.

Notes :

(1) La dépression majeure ou dépression clinique ne se résume pas à une baisse de moral ou un sentiment de « ras-le-bol » sur une courte période. Une dépression sévère dure des semaines des mois voire des années.
(2) Retour à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé.

* Hanin Alyan Elholy est diplômée en littératureanglaise et en éducation de l’Université islamique de Gaza où ellepoursuit actuellement une maîtrise en linguistique appliquée. En plus decontribuer régulièrement à WeAreNotNumbers elle participe à plusieurs initiatives pour éduquer le public occidental sur la question de la Palestine.

30 avril 2019 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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