Fri 5-July-2024

Quand cesserons-nous de déshumaniser les Palestiniens ?

samedi 19-mai-2018

Rappelez-vous comment on les a accusés il y a 70 ans d’être responsables de leur propre exode parce qu’ils auraient obéi à la radio qui les appelait à quitter leurs maisons en attendant que les Juifs d’Israël soient « jetés à la mer ». Sauf que bien sûr ces appels n’ont jamais existé.
Monstrueux. Effrayant. Diabolique. C’est étrange comment les mots manquent pour décrire ce qui se passe au Moyen-Orient aujourd’hui. Soixante Palestiniens morts. En une seule journée. Deux mille quatre cents blessés dont plus de la moitié par des tirs à balle réelles. En une seule journée. C’est scandaleux immoral n’importe quelle armée du monde aurait honte d’avoir fait une chose pareille …
Et nous devons continuer à croire que l’armée israélienne est une armée dont les armes sont « pures » ? En tout cas nous devons nous poser la question suivante : ils ont tué 60 Palestiniens en une journée cette semaine et s’ils en tuaient 600 la semaine prochaine ? Ou 6 000 le mois prochain ? Les consternantes justifications d’Israël – et la réaction brutale de l’Amérique – soulèvent cette question. Si nous pouvons maintenant accepter sans broncher un massacre de cette ampleur qu’est-ce que notre système immunitaire va nous permettre d’accepter dans les jours les semaines et les mois à venir ?
Oui nous connaissons par cœur toutes leurs justifications. Le Hamas – corrompu cynique pas « pur » du tout – était derrière les manifestations de Gaza. Certains manifestants étaient violents ils ont envoyé des cerfs-volants en feu – des cerfs-volants pour l’amour du ciel ! – de l’autre côté de la clôture d’autres ont jeté des pierres ; mais depuis quand le lancer de pierres est-il une infraction passible de la peine capitale dans un pays civilisé ? Un bébé de huit mois est mort après avoir inhalé des gaz lacrymogènes eh bien ses parents n’avaient qu’à ne pas l’amener près de la clôture de séparation entre Gaza et Israël ! Et ainsi de suite. Est-ce bien grave la mort de quelques Palestiniens en comparaison de ce que font les Sissi en Égypte et les Assad en Syrie et les Saoudiens au Yémen ? Et puis de toute façon c’est de leur faute aux Palestiniens !
Les victimes sont les coupables. Voilà très précisément le cœur des insupportables accusations que subissent les Palestiniens depuis 70 ans. Rappelez-vous comment on les a accusés il y a 70 ans d’être responsables de leur propre exode parce qu’ils avaient obéi aux appels de la radio leur enjoignant de quitter leurs maisons en attendant que les Juifs d’Israël soient « jetés à la mer ». Sauf que bien sûr il n’y a jamais eu de tels appels. Il ne faut jamais cesser de remercier les « nouveaux historiens » d’Israël qui ont démontré cela. Les appels radio étaient un mythe qui faisait partie du récit national de la création d’Israël. Ils avaient été inventés pour faire croire que le nouvel État – loin d’être fondé sur les ruines des maisons d’autrui – avait été instauré dans une terre sans peuple.
Et nos yeux consternés ont pu observer la même vieille lâcheté se remettre à pourrir les reportages médiatiques des événements de Gaza. CNN a qualifié les assassinats israéliens de « mesure de répression ». Dans de nombreux médias l’exode forcé des Palestiniens il y a 70 ans a été qualifié de « déplacement » comme s’ils se trouvaient en vacances au moment de la « Nakba » la catastrophe comme les Palestiniens nomment cette tragédie et qu’ils ne pouvaient simplement pas rentrer chez eux. Le mot qu’il faut utiliser est pourtant parfaitement clair c’est : dépossession. Parce que c’est ce qui est arrivé aux Palestiniens il y a toutes ces années et c’est ce qui se passe encore en Cisjordanie – aujourd’hui au moment où vous lisez ceci – grâce à des hommes comme Jared Kushner le gendre de Donald Trump qui soutient ces odieuses colonies illégales construites sur les terres volées aux Arabes qui y vivaient depuis des générations.
Et maintenant nous arrivons à l’événement le plus atroce de tous les événements déplorables de la semaine dernière : le bain de sang de Gaza qui a accompagné la glorieuse inauguration de la nouvelle ambassade des États-Unis à Jérusalem.
« C’est un grand jour pour la paix » a annoncé le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Quand j’ai entendu cela je me suis demandé si j’avais bien entendu. A-t-il vraiment osé dire ça ? Hélas oui ! Dans des moments comme celui-ci c’est un immense soulagement de constater qu’il y a quand même quelques journaux comme le quotidien israélien Haaretz qui ont encore le sens de l’honneur. Mais l’article le plus remarquable a été publié dans le New York Times par Michelle Goldberg qui a parfaitement saisi l’horreur conjuguée de Gaza et de l’inauguration de l’ambassade à Jérusalem.
Cette inauguration a-t-elle écrit était « grotesque…. le parachèvement de l’alliance cynique entre les faucons juifs et les évangélistes sionistes qui croient que le retour des juifs en Israël ouvrira la voie à l’apocalypse et au retour du Christ suite à quoi les juifs qui ne se convertiraient pas brûleraient à jamais ». Goldberg a souligné que Robert Jeffress un pasteur de Dallas a prononcé la prière d’ouverture de la cérémonie d’inauguration de l’ambassade.
Jeffress qui a un jour affirmé que des religions comme « le mormonisme l’islam le judaïsme l’hindouisme » conduisent les gens « loin de Dieu pour toute l’éternité c’est à dire en enfer ». La bénédiction de clôture a été prononcée par John Hagee un prédicateur messianique qui selon Goldberg a dit un jour qu’Hitler avait été envoyé par Dieu pour ramener les Juifs dans leur patrie ancestrale.
Elle a ajouté à propos de Gaza : « Même si l’on rejette complètement le droit au retour des Palestiniens – ce que je trouve plus difficile à faire maintenant qu’Israël a pratiquement abandonné la possibilité d’un État palestinien – cela n’excuse guère la violence disproportionnée de l’armée israélienne.
Moi je ne crois pas que les Démocrates se soient autant enhardis à remettre en question l’occupation israélienne qu’elle le pense. Mais je crois qu’elle a raison de dire que tant que Trump sera président « Israël pourra sans doute se permettre de tuer des Palestiniens de démolir leurs maisons et de s’approprier leurs terres en toute impunité ».
Nous avons rarement dans les temps modernes vu un peuple entier – les Palestiniens – traité comme un non-peuple. Au milieu des ordures et des rats des camps de réfugiés de Sabra et Shatila au Liban – ah! comme ces noms ont une résonance fatidique – il y a une hutte qui fait fonction de musée et qui expose des objets apportés au Liban depuis la Galilée par ces premiers réfugiés de la fin des années 1940 : des pots à café et des clés de portes d’entrée de maisons détruites depuis longtemps. Ils ont fermé leurs maisons à clé beaucoup d’entre eux en pensant revenir quelques jours plus tard.
Mais ils meurent vite ceux de cette génération comme les morts de la seconde guerre mondiale. Même dans les archives orales de l’expulsion palestinienne (au moins 800 survivants sont enregistrés) compilées à l’Université américaine de Beyrouth on constate que beaucoup de ceux dont les voix ont été enregistrées à la fin des années 1990 sont morts depuis.
Alors vont-ils pouvoir rentrer chez eux ? « Retourner » chez eux ? C’est je pense la plus grande peur d’Israël non pas parce qu’il y aurait des maisons à « retourner [rendre] » mais parce qu’il y a des millions de Palestiniens qui revendiquent leur droit – en vertu des résolutions de l’ONU – et qu’il pourrait en venir des dizaines de milliers à la clôture de séparation de Gaza la prochaine fois.
Combien de tireurs d’élite faudra-t-il alors à Israël ? Et bien sûr il y a de douloureuses ironies du sort. Car il y a à Gaza des familles dont les grands-pères et les grands-mères ont été chassés de terres et de maisons situées à moins de deux kilomètres de Gaza dans deux villages qui se trouvaient exactement là où se trouve aujourd’hui la ville israélienne de Sderot si souvent ciblée par les roquettes du Hamas. Ils peuvent encore voir leurs terres. Et quand vous pouvez voir votre terre vous voulez rentrer chez vous.

* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.

17 avril 2018 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet

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