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A la frontière de la bande de Gaza une « grande marche du retour » pacifique mais meurtrière

dimanche 1-avril-2018

Des dizaines de milliers de Palestiniens manifestaient vendredi à quelques mètres de la clôture qui les sépare d’Israël. Au moins seize d’entre eux ont été tués par l’armée israélienne.
Tels des champignons de fer les casques des tireurs d’élite israéliens se dessinent immobiles au sommet des collines. Des officiers assurent la liaison radio à leurs côtés. Une jeep passe dans leur dos. Les manifestants palestiniens réunis près du camp de Bureij contemplent ce ballet. La distance qui les sépare des soldats se compte en centaines de mètres. Soudain une balle siffle un corps s’effondre. On l’évacue. On continue.
Ce face-à-face a duré toute la journée du vendredi 30 mars le long de la bande de Gaza. Alors que des dizaines de milliers de personnes ont afflué pacifiquement vers les zones prévues par les organisateurs de la « grande marche du retour » au moins seize manifestants ont été tués et près de 1 400 ont été blessés dont beaucoup par balles réelles. Un bilan lourd hélas attendu.
Les responsables israéliens avaient dramatisé ce rendez-vous en prêtant l’intention aux participants supposément manipulés par le Hamas de vouloir franchir la frontière. Ce ne fut pas le cas même si les plus téméraires s’approchèrent de la clôture ivres de leur propre audace.
L’armée a aussi dénoncé vendredi une attaque armée par deux Palestiniens dans le nord de la bande qui ont été tués. « Nous identifions des tentatives d’attaques terroristes sous le camouflage d’émeutes » a affirmé le général de division Eyal Zamir chef du commandement de la région Sud. Tandis que les responsables politiques gardaient le silence les militaires imposaient une lecture strictement sécuritaire de l’événement.

« On est debout on existe »

Cette journée marque un succès amer pour les partisans d’une résistance populaire pacifique qui ont constaté depuis longtemps l’échec de la lutte armée. D’autant que la supériorité technologique de l’armée israélienne ne cesse de s’accroître. La manifestation de vendredi place cette armée sur la défensive obligée de justifier des tirs à balles réelles sur des manifestants ne présentant aucun danger immédiat pour les soldats.
Toutes les factions Hamas en tête avaient appelé les Gazaouis à participer. Elles ont fourni un appui logistique affrété des bus. Des appels ont été diffusés dans les médias sur les réseaux sociaux dans les mosquées. Mais contrairement aux propos calibrés des autorités israéliennes personne n’a forcé les Gazaouis à sortir pour réclamer le droit au retour des Palestiniens sur les terres qu’ils ont perdues en 1948 au moment de la création d’Israël.
Gaza compte 13 million de réfugiés sur une population de près de 2 millions. « Je n’appartiens pas à une faction mais à mon peuple résume Rawhi Al-Haj Ali 48 ans vendeur de matériaux de construction. C’est mon sang et mon cœur qui m’ont poussé à venir. »
Non loin de lui dans la zone de rassemblement de Jabaliya dans le nord de la bande de Gaza Ghalib Koulab ne dit pas autre chose sous le regard de son fils. « On veut envoyer un message à l’occupant résume cet homme de 50 ans. On est debout on existe. » L’ancien village de ses parents est situé quelques kilomètres derrière la clôture.

Diversité et dénuement

« Provocation » a lâché le ministre israélien de la défense Avigdor Lieberman. « Emeutiers » ont répété en boucle vendredi les porte-voix de l’armée. Emeutiers. Dans le conflit israélo-palestinien les mots aussi sont sacrifiés vidés de leur sens.
Dans chacun des cinq lieux de rassemblement prévus le long de la frontière a conflué le peuple gazaoui dans sa diversité et son dénuement. Vieillards et gamins femmes voilées et jeunes étudiantes apprêtées mais surtout jeunes hommes sans avenir : ils ont marché des kilomètres ou bien ils ont pris un bus. Ils ont juché les enfants sur les épaules grimpé à l’arrière de camionnettes ou tenté de se tenir en équilibre à dix sur un tracteur épuisé.
Dans le bruit confus des klaxons et des sonos ils se sont lentement approchés de cette zone frontalière d’habitude évitée redoutée où l’armée construit un mur pour remplacer une clôture jugée trop vulnérable. La plupart sont restés sagement à distance loin de la frontière mangeant des glaces ou picorant des graines s’interrompant pour la grande prière.
Il y avait évidemment une avant-garde plus téméraire. Des centaines d’adolescents qui s’escrimaient à se rapprocher le plus possible de la clôture de sécurité sans la franchir conformément à la consigne diffusée.

Un territoire à l’agonie

Mais personne ne contrôlait cette foule éclatée coupant à travers champs. Certains jeunes avaient des lance-pierres de fortune qui ne pouvaient guère atteindre les soldats. Les autres cherchaient à planter un drapeau palestinien ou bien à organiser un sit-in de quelques minutes avant que le gaz lacrymogène largué par des drones ne les éparpillent.
Il est tentant de dire que ces jeunes défiaient la mort. En réalité ils défiaient la vie la leur qui ressemble à une longue peine : celle des victimes du blocus égyptien et israélien enfermées depuis bientôt onze ans dans ce territoire palestinien à l’agonie.
Ils étaient terribles ces rires de l’assistance autour de Nasser Chrada 26 ans quand on lui a demandé s’il travaillait. « Personne ne travaille. » Père de trois filles il est venu à la manifestation de Jabaliya en pensant à sa famille originaire de Jaffa près de Tel-Aviv. Il ne sait pas à quoi ça ressemble Jaffa devenue la petite cité branchée de la côte. Il fantasme il parle en slogans il ne pense pas à ceux des Israéliens qui y vivent depuis soixante-dix ans. Est-il prêt à tenter de franchir la clôture au risque de mourir ? « Oui si d’autres y vont. Dieu s’occupera de mes filles. »
Cette incapacité à anticiper la suite à formuler des demandes précises au-delà de la libération – invraisemblable – de leurs terres on la retrouve chez quasiment tous les manifestants. « On ne veut pas de nourriture ou d’aide on veut la liberté le respect de nos droits résume l’un des organisateurs le journaliste Ahmed Abou Irtema. C’est aux Israéliens de résoudre ce problème. »

Imposer un rapport de force

Il est difficile de tenir un discours politique charpenté quand on vit sous cloche sans contacts avec l’extérieur. La priorité : imposer un rapport de force.
« On ne sera pas transférés dans le Sinaï égyptien comme le veulent les Américains et les Israéliens ! assure Am-Ashraf Yazgi une mère de famille de 49 ans habitante de Beit Hanoun. On continuera jour après jour jusqu’à ce qu’on retrouve nos terres. Les Juifs qui y vivent doivent retourner dans les pays dont ils viennent. » Un cliché répandu chaque camp méprisant ou ignorant les drames vécus jadis par l’autre.
Dans le public les motivations sont variées. Certains sont venus parce que c’était le théâtre dramatique du jour à ne pas manquer. Effet de foule. D’autres pensaient à leurs aïeux récitant le nom de leurs villages. Mais tant d’autres n’ont pas fait le déplacement.
L’absence de drapeaux à la gloire des factions était frappante de même que l’absence de forces de sécurité du Hamas en dehors de quelques postes en retrait. Ce mouvement populaire permettait il est vrai de recouvrir les fractures béantes entre le mouvement islamiste armé et le Fatah du président Mahmoud Abbas. Le processus de réconciliation amorcé sous les auspices de l’Egypte en octobre 2017 est au point mort mais personne ne veut signer l’acte de décès.
Six semaines de mobilisation similaire sont prévues jusqu’au 15 mai. Au lendemain du déménagement symbolique de l’ambassade américaine vers Jérusalem ce sera le jour de commémoration de la Nakba soit la « grande catastrophe » que fut l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1948. Impossible de prévoir à cette heure si une dynamique populaire va s’enclencher ou si le marasme ambiant va engloutir ces ambitions. Gaza est un village sinistré où les sentiments ruissellent vite : la colère la peur le deuil. On ne sait encore ce qu’il en sera du désir d’action.
|Piotr Smolar (bande de Gaza envoyé spécial) pour Le Monde

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